Sommes-nous en train de perdre la bataille du paludisme ? Déclaration pour une réduction accélérée de la mortalité due au paludisme en Afrique
Author:
Christian Djoko
Article Type:Article Number: 3
La Déclaration de Yaoundé signée le 6 mars 2024 par les ministres de la santé de 11 pays africains à forte prévalence, a marqué un engagement renouvelé à éliminer les décès dus au paludisme sur le continent. L'ambition audacieuse de la déclaration, encapsulée dans la phrase "Personne ne devrait mourir de paludisme", a suscité à la fois optimisme et réflexion critique. Cet article dissèque les principes fondamentaux de la déclaration, analysant son potentiel et les défis qui se profilent pour atteindre son objectif ambitieux.
La situation est critique et alarmante
Réunis à Yaoundé le 6 mars 2024, les ministres de la santé des pays d’Afrique les plus touchés par le paludisme ont pris un engagement crucial pour lutter contre cette maladie meurtrière. La Déclaration pour une réduction accélérée de la mortalité due au paludisme en Afrique : engagement « Personne ne doit mourir du paludisme » met en lumière la nécessité urgente d’intensifier les efforts et de mettre fin aux décès causés par le paludisme.
Cette conférence ministérielle avait précisément quatre grands objectifs :
- Dresser un bilan des avancées et des défis rencontrés dans la mise en œuvre des objectifs de la stratégie mondiale de l’OMS contre le paludisme ;
- Explorer les stratégies d’atténuation et les mécanismes de financement pour intensifier la lutte contre cette maladie ;
- Convenir de mesures stratégiques visant à accélérer la réduction de la mortalité due au paludisme en Afrique ;
- Élaborer une feuille de route visant à renforcer l’engagement politique et la participation communautaire dans la lutte contre le paludisme, tout en instaurant un mécanisme de responsabilisation clair.
Ces objectifs et la Déclaration qui a découlé s’inscrivent dans un contexte où l’Afrique est encore la région la plus durement touchée par cette maladie. Selon le Rapport mondial 2023 sur le paludisme de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) (pour une exploration détaillée de ce rapport, consultez notre article à cette adresse), le continent africain supporte le fardeau le plus lourd du paludisme, avec 94 % de l’incidence globale de la maladie (soit 233 millions de cas) et 95 % de sa mortalité (580 000 décès). Cette région abrite également 11 pays qui représentent environ 70 % de la charge mondiale de paludisme : le Burkina Faso, le Cameroun, le Ghana, le Mali, le Mozambique, le Niger, le Nigéria, l’Ouganda, la République démocratique du Congo, le Soudan et la Tanzanie. Dans ces nations africaines, aucun progrès significatif n’a été réalisé depuis 2017. Plus largement, c’est toute région africaine dans son ensemble qui ne progresse pas de manière favorable vers l’atteinte des objectifs fixés par la Stratégie technique mondiale pour 2025 en termes de morbidité ou de mortalité, présentant des écarts respectifs de 52 % et 50 % par rapport aux cibles établies.
Cette stagnation découle de divers facteurs, notamment les crises humanitaires, les difficultés d’accès aux services de santé et leur insuffisante qualité, les impacts des changements climatiques (consulter notre article sur le sujet), les obstacles liés au genre, la menace croissante de résistance aux insecticides et aux médicaments, ainsi que les répercussions des crises économiques mondiales. La fragilité des systèmes de santé locaux et les lacunes dans les données et la surveillance viennent aggraver ces défis.
Figure 1 : États des lieux du paludisme dans la région Afrique en 2023
Source : Rapport 2023 sur le paludisme dans le monde de l’OMS. Dossier d’information (p.3)
De surcroît, le financement mondial pour la lutte contre le paludisme demeure insuffisant. En 2022, seulement 4,1 milliards de dollars américains, soit un peu plus de la moitié du budget requis, ont été affectés à cette cause.
Figure 2 : Paysage du financement mondial de la lutte contre le paludisme
Une déclaration de plus?
La déclaration adoptée à Yaoundé s’inscrit dans l’approche “D’une charge élevée à un fort impact“, basée sur quatre principes fondamentaux :
- Engagement politique pour réduire les décès dus au paludisme ;
- Utilisation stratégique de l’information pour maximiser l’impact ;
- Amélioration des directives, des politiques et des stratégies ;
- Réponse nationale coordonnée contre le paludisme.
Dans la déclaration publiée, ces 4 principes se déclinent en 7 grands engagements :
- Renforcer la volonté politique ;
- Assurer l’utilisation de l’information à des fins stratégiques ;
- Fournir de meilleures orientations techniques ;
- Renforcer la coordination et l’action multisectorielle ;
- Renforcer les systèmes de santé nationaux ;
- Établir des partenariats fondés sur la collaboration pour la mobilisation des ressources, la recherche et l’innovation ;
- Garantir l’existence d’un mécanisme efficace de responsabilisation concernant le paludisme.
Certaines de ces promesses méritent une attention particulière.
La volonté politique
La déclaration souligne à juste titre le renforcement de la volonté politique comme pierre angulaire du succès. Des décennies de recherche ont produit des outils puissants – moustiquaires imprégnées d’insecticide, tests de diagnostic rapide et médicaments antipaludiques efficaces. Cependant, leur déploiement constant et équitable exige un engagement politique soutenu et un financement national accru pour les programmes nationaux de lutte contre le paludisme. Les tendances historiques d’affaiblissement de l’engagement politique et de stagnation du financement dans certains pays suscitent des inquiétudes quant à la viabilité à long terme de cette attention renouvelée. À titre d’exemple, il est instructif de noter que le budget alloué par le Ministère de la Santé du Cameroun à la lutte contre le paludisme a diminué progressivement au fil des années. En effet, il représentait 2% pour les années 2019 et 2020, mais cette part a chuté à seulement 1% en 2021. Cette réduction budgétaire a eu des conséquences directes sur la capacité à mener à bien certaines activités cruciales dans la lutte contre le paludisme. Des ressources financières insuffisantes peuvent entraîner des lacunes dans la fourniture de médicaments antipaludiques, le déploiement de moustiquaires imprégnées d’insecticide, la mise en place de programmes de sensibilisation et de dépistage, ainsi que dans la recherche et le développement de nouvelles stratégies de lutte. En conséquence, la diminution du financement compromet non seulement les progrès réalisés jusqu’à présent, mais également les efforts futurs visant à contrôler et à éliminer le paludisme.
La collaboration multisectorielle
L’accent mis sur la collaboration multisectorielle constitue également un aspect fort intéressant. Les 11 États signataires se sont engagés à décentraliser les mécanismes de coordination de la lutte contre le paludisme aux niveaux infranationaux, impliquant diverses parties prenantes telles que les institutions publiques, les universités, les ONG, le secteur privé et la société civile. Ils visent à rationaliser les ressources et à unifier les efforts de lutte contre le paludisme. De plus, ces États s’engagent à diriger une action multisectorielle pour que tous les secteurs participent à la planification, à la mise en œuvre et au suivi de la lutte contre le paludisme, en veillant à ce que toutes les populations à risque bénéficient d’outils appropriés, y compris celles dans des zones difficiles d’accès et en situation de conflit humanitaire.
Il est frappant, voire surprenant, de constater que le terme “multisectoriel” utilisé par les signataires de cette déclaration ne prend pas explicitement en compte la nécessité d’une collaboration qui dépasse le seul domaine de la santé. En effet, des facteurs tels que la pauvreté, la dégradation de l’environnement et les insuffisances des infrastructures contribuent tous à la transmission du paludisme. Une approche ambitieuse et réellement multisectorielle devrait non seulement reconnaître ces réalités interconnectées, mais aussi encourager une réponse holistique qui aborde les déterminants sous-jacents de la maladie.
La lutte contre le paludisme ne peut pas être efficacement menée uniquement par le secteur de la santé. Des interventions dans des domaines tels que l’éducation, le développement économique, l’aménagement du territoire et la protection de l’environnement sont également essentielles pour réduire la prévalence de la maladie.
La recherche et l’innovation
En ce qui concerne la recherche et l’innovation, il est important de noter que le développement de nouveaux outils, tels que les insecticides de nouvelle génération, les moustiquaires durables et les traitements à dose unique, revêt une importance capitale pour surmonter les défis actuels, notamment la résistance aux insecticides et aux médicaments. Cependant, traduire les découvertes de la recherche en application réelle nécessite des systèmes de santé robustes dotés d’une solide capacité d’évaluation des produits, de déploiement et de surveillance. L’appel de la déclaration en faveur du renforcement de la fabrication de produits antipaludiques en Afrique pourrait ouvrir la voie à une amélioration de l’accessibilité et de l’abordabilité de ces produits. Les engagements tiendront-ils la promesse des fleurs ou ne deviendront-elles qu’une énième litanie de bonnes intentions sans lendemains ? La question mérite d’être posée. Car la longue liste des engagements non tenus invite au scepticisme. Dans un article publié récemment, on se posait déjà des questions similaires sur fond de scepticisme : Qu’en est-il des engagements pris dans le cadre de la Déclaration d’Abuja (2001), dans laquelle les États africains se sont engagés à allouer au moins 15% de leurs ressources budgétaires à la santé ? Qu’en est-il également de la Déclaration ALM (2019) et du Groupe de travail des parlementaires sur la mobilisation des ressources nationales pour la santé en Afrique, mentionnés lors du sommet de l’Union africaine en 2023 ? La gesticulation politique n’est pas un signe de vitalité sanitaire. Nous sommes en train de perdre la bataille de la lutte contre le paludisme. Il est plus que temps d’agir réellement. Comme le souligne de Dr. Daniel Ngamije, le nouveau directeur des programmes de l’OMS : « La signature de la déclaration de Yaoundé a été une première étape cruciale. Maintenant, les engagements doivent se traduire en actions concrètes et en ressources financières ! » (Publication twitter/X, 7 mars 2024)
La responsabilité et la collaboration
Pour terminer, la déclaration reconnaît la responsabilité comme étant une clé majeure du succès dans la lutte contre le paludisme. En effet, établir des repères clairs, surveiller les progrès et tenir les parties prenantes responsables de respecter leurs engagements sont cruciaux. Les plates-formes numériques proposées pour suivre les progrès offrent une approche prometteuse, mais garantir la transparence, la qualité des données et l’utilisation efficace de ces informations dans des systèmes de santé diversifiés reste un défi.
Enfin, Il est impératif que les principaux bailleurs de fonds tels que le Fonds mondial, le PMI (President’s Malaria Initiative) et GAVI, notamment avec l’introduction de nouveaux vaccins, coordonnent efficacement leurs actions et les alignent sur la feuille de route existante, afin de maximiser leur impact. Cette coordination permettra d’éviter les doublons, de rationaliser les ressources et d’assurer une utilisation efficace des fonds disponibles. En outre, une collaboration étroite entre ces acteurs majeurs permettra de renforcer les synergies et d’optimiser les résultats dans la lutte contre le paludisme.
Conclusion
La Déclaration de Yaoundé représente une opportunité intéressante dans la lutte contre le paludisme en Afrique. Son accent mis sur la volonté politique, les stratégies basées sur les données, la collaboration multisectorielle, la recherche et l’innovation, ainsi que la responsabilité, fournit un cadre ambitieux pour atteindre l’objectif ambitieux de zéro décès dû au paludisme. Cependant, traduire cette vision ambitieuse en réalité nécessite de relever des défis socio-économiques profondément enracinés, de faire face à des menaces émergentes telles que la résistance aux médicaments, de favoriser la collaboration régionale et de garantir la mise en œuvre efficace des interventions proposées. Le succès de la Déclaration de Yaoundé dépend de l’engagement politique soutenu, d’un financement accru et d’un accent mis sur l’équité pour veiller à ce que personne en Afrique, quel que soit son lieu de résidence ou son statut socio-économique, ne meure d’une maladie évitable comme le paludisme.