Le maintien des liens familiaux sociaux et familiaux est une composante essentielle de la lutte contre le VIH
Author:
Christian Djoko
Article Type:Article Number: 3
Cet article met en lumiĆØre le rĆ“le prĆ©pondĆ©rant les liens familiaux et sociaux dans la lutte contre le VIH/SIDA.
Dans les annĆ©es 90, lāannonce de la sĆ©ropositivitĆ© Ć©tait trĆØs souvent suivie dāune rupture des liens sociaux et familiaux. Les reprĆ©sentations mortifĆØres autour de ce virus gĆ©nĆ©raient la stigmatisation, la marginalisation et la discrimination des personnes malades ou vivant avec le VIH (PVVIH). MĆŖme si ces personnes sont mieux acceptĆ©es depuis quelques annĆ©es, certaines reprĆ©sentations, perceptions et pratiques stigmatisantes et discriminatoires persistent. La sĆ©ropositivitĆ© est encore pour de nombreuses personnes lāexpĆ©rience des prĆ©jugĆ©s, des commĆ©rages, des agressions verbales (les injures, l’utilisation d’un langage dĆ©sobligeant), des comportements dāĆ©vitement (le refus de partager la nourriture, de tenir la main ou de s’asseoir Ć proximitĆ©), du rejet social (la marginalisation, le fait de tenir Ć l’Ć©cart des Ć©vĆ©nements sociaux, des opinions ignorĆ©es, le dĆ©classement social), de la dĆ©liaison, de la rupture, de la sĆ©vĆØre condamnation hygiĆ©niste et morale et des abus physiques. Outre cette stigmatisation infligĆ©e par les autres, les PVVIH sont souvent en proie Ć Ā« lāauto-stigmatisation Ā». Celle-ci se caractĆ©rise par de profonds sentiments de honte, de mĆ©sestime de soi, de culpabilitĆ©, etc. qui, chez les PVVIH, entrainent quelques fois la dĆ©pression, voire le suicide.
Le portait ci-dessus prĆ©sentĆ© est particuliĆØrement manifeste en Afrique oĆ¹ les prĆ©jugĆ©s confortablement installĆ©s dans les esprits continuent de nĆ©croser la vie de milliers de PVVIH.
La discrimination et la stigmatisation Ć lāĆ©gard des PVVIH sont persistantes.
Le Rapport 2016 de lāĆ©tude nationale de lāindex de stigmatisation et discrimination envers les personnes vivant avec le VIH en CĆ“te dāIvoire rĆ©vĆØle que 40,4% de PVVIH estiment avoir vĆ©cu au moins une expĆ©rience de stigmatisation et/ou de discrimination. Ā«Ā 660 PVVIH interrogĆ©s sur 1323 ont ressenti au moins un des sentiments dāauto-stigmatisation citĆ©s ci-dessous, soit un taux dāauto-stigmatisation de 49,9%. La honte (33,2%), la culpabilitĆ© (30,8%), lāautocensure (26,0%), la piĆØtre estime de soi (13,6%), le blĆ¢me des autres (10,2%), le dĆ©sir de suicide (8,7%), lāautopunition (7,0%)Ā Ā» (p. 87).
Ces chiffres agrĆØgent en rĆ©alitĆ© des douleurs immenses. Le tĆ©moignage ci-dessous de deux PVVIH (pp. 61-62) de la ville de BouakĆ© en CĆ“te-dāIvoire est Ć cet Ć©gard Ć©loquentĀ :
- Ā« Moi jāai commencĆ© ma maladie quand jāĆ©tais Abidjan dans ma belle-famille, bon jāai commencĆ© par une tuberculose, bon jāĆ©tais trĆØs affaibli je partais au CAT dāAdjamĆ© lĆ , en tout cas cāĆ©tait difficile, Ć cause de la tuberculose seulement mĆŖme, eux-mĆŖmes savaient pas que cāĆ©tait le vih, jāavais mes deux enfants avec moi lĆ -bas, ils ont voulu sĆ©parer les deux enfants de moi, mais le plus petit lui il pouvait pas mais le plus grand lui il disait si vous dites que ma maman a sida lĆ en ce moment jāavais pas encore fait le test, si vous dites que ma maman a sida lĆ si moi je meurs de Ƨa cāest normal, parce que lui il Ć©tait un peu plus grand il avait neuf ans, donc souvent il prend mes habits parce que jāĆ©tais trĆØs affaiblie. Quand il veut laver mes habits, on vient le chicoter. Laisse elle-mĆŖme elle va laver, je dis houm Ƨa lĆ si je reste ici je vais mourir. Donc, jāai appelĆ© mon mari. Jāai dit ah je suis malade, je viens Ć BouakĆ©. Il dit vient. Donc, depuis je suis venue mĆŖme sans mĆ©dicament sincĆØrement mais avec le soutien que lui il māapporte Ƨa fait que je me suis retrouvĆ©e. Jāai commencĆ© Ć prendre mes mĆ©dicaments. Ā»
- Ā« ā¦Il y a une autre aussi lĆ cāest ces propres parents, tu sais quand on a dĆ©pistĆ© positive ils ont tous mis Ć lāĆ©cart, en tout cas cāest pas facile, moi-mĆŖme quand je suis partie chez elle lĆ vraiment en tout cas cāest pas facile, mais elle a pu surmonter, son assiette Ć manger en tout cas tout Ć©tait Ć part, tout est Ć part, elle a eu quelquāun qui devrait la marier ils sont venus dit que ah faut pas venir lĆ et il nāa plus mariĆ©. Ā»
En RĆ©publique centrafricaine cāest le mĆŖme son de cloche.Ā 45,6% des enquĆŖtĆ©s en 2018 Ā«Ā indiquent avoir vĆ©cu, Ć cause de leur statut sĆ©rologique, au moins une des diffĆ©rentes formes de stigmatisation de la part dāautres personnes. [ā¦] Les formes de stigmatisation les plus dĆ©criĆ©es par les enquĆŖtĆ©s sont par ordre de prioritĆ© le commĆ©rage (49,5%), lāinjure ou menace verbale (34,3%), le harcĆØlement physique (17,2%) et dans une moindre mesure lāagression physique (13%). Ces quatre formes de stigmatisation sont le plus souvent exercĆ©es par lāentourage et les membres de la famille du PVVIH. [ā¦] Ces rĆ©sultats rĆ©vĆØlent un affaiblissement progressif des liens sociaux et familiaux de solidaritĆ© traditionnels entre les membres de la communautĆ© Ā» (p. 37).
Aujourdāhui, cāest bien moins la maladie en elle-mĆŖme (qui est de mieux en mieux prise en charge par la recherche et lāaccessibilitĆ© des antirĆ©troviraux) que la crise du lien qui gĆ©nĆØre la mort. En fait, Ā« lāĆ©vidence Ā» du lien humain est Ć diffĆ©rents endroits remis en cause par les reprĆ©sentations autour du VIH. Les Ā« cadres Ā» traditionnels et collectifs gĆ©nĆ©rateurs de liens, ceux-lĆ qui faisaient tenir les humains ensemble malgrĆ© les cas de maladies, sont fragilisĆ©s par les imaginaires macabres qui entourent le VIH. Tout cet Ć©ventail de reprĆ©sentations sociales mortifĆØres et dāexpĆ©riences stigmatisantes laisse assurĆ©ment sur la vie, la santĆ© et le bien-ĆŖtre des personnes vivant avec le VIH des traces dĆ©lĆ©tĆØres. Pire encore, ces reprĆ©sentations et expĆ©riences entravent considĆ©rablement la riposte au VIH Ć chaque Ć©tapeĀ : prĆ©vention, dĆ©pistage prĆ©coce du VIH, adhĆ©sion Ć la mĆ©dication, la rĆ©tention dans les soins, etc. (pp. 17-18).
Autant dire que lāambiance et la toxicitĆ© du milieu familial sāavĆØrent parfois plus prĆ©occupante que la chronicitĆ© de la maladie elle-mĆŖme. En fait, nous touchons lĆ lāune des principales difficultĆ©s de la lutte contre le VIH en AfriqueĀ : lāacte nĆ©crologique dāune PVVIH est souvent prĆ©cĆ©dĆ© dāune importante dĆ©tĆ©rioration de ses liens familiaux et sociaux. Ć partir de ce constat on arrive inĆ©vitablement Ć la conclusion que la sĆ©ropositivitĆ© en Afrique est loin dāĆŖtre un dĆ©fi posĆ© au seul monde mĆ©dical Autrement dit, la lutte contre le VIH/SIDA ne saurait ĆŖtre rĆ©duite Ć la seule dimension bio-mĆ©dicale. La Ā«Ā cliniqueĀ Ā» de lāaccompagnement et du rĆ©tablissement des malades ou PVVIH exige des liens empreints dāattention, de bienveillance, de sollicitude, de soutien ou Ć tout le moins de respect. PrĆ©server les liens avec les PVVIH contribue Ć prĆ©server leur santĆ© ou Ć soigner le sujet malade. Cāest lāidĆ©e dāune Ć©thique des vertus au cÅur de laquelle le lien en tant que participant du soin, contribue Ć faire basculer le rapport Ć la sĆ©ropositivitĆ© du cĆ“tĆ© non plus de la mort, mais de la vie.
Lier pour soigner
La restauration dāun individu Ć©prouvĆ© mentalement par la dĆ©couverte de sa sĆ©ropositivitĆ© exige du lien, cāest-Ć -dire une relation dāattention phorique. Lāattention nous engage Ć lāĆ©gard de ce qui est abattu, fragile, diminuĆ©, marginalisĆ© ou exclu. Cāest une bĆ©quille qui permet de soutenir lāĆŖtre en convalescence tout en lui offrant la possibilitĆ© de se rĆ©approprier progressivement sa mobilitĆ©, son indĆ©pendance, son estime de soi, son bien-ĆŖtre ou son goĆ»t pour la vie.
Le lien, disions-nous Ć©galement, revĆŖt une dimension phorique. Le terme Ā« phorique Ā» vient du grec ancien phorein qui veut dire Ā« porter Ā». Il renvoie aussi bien Ć lāidĆ©e de transporter un objet quāĆ celle de porter un nouveau-nĆ© ou une personne malade qui ne peut se dĆ©placer toute seule dāun endroit Ć un autre. Mieux encore, la fonction phorique est selon la belle dĆ©finition de Pierre Delion Ā«Ā une sorte de philosophie du soin qui consiste Ć accueillir lāautre et Ć la porter tout le temps nĆ©cessaire, jusquāĆ ce quāil puisse se porter lui-mĆŖme, physiquement et psychiquementĀ Ā». Cāest le cas de beaucoup de PVVIH, lesquelles ont bien souvent besoin de soutien psychologique dans le processus dāacceptation de leur statut sĆ©rologique. La fonction phorique engage donc une pensĆ©e du soin en articulation avec les liens sociaux et familiaux. Ć rebours de la dĆ©liaison et de lāexclusion que le VIH secrĆØte encore dans de nombreux contextes africains, lāĆ©thos du lien invite Ć renforcer lāattention phorique Ć lāĆ©gard des PVVIH. En clair, la lutte contre VIH nāest pas seulement une lutte contre un virus qui menace dāaffaiblir irrĆ©versiblement un systĆØme organique, cāest aussi concomitamment la lutte contre le virus des prĆ©jugĆ©s, de la stigmatisation, du rejet, etc. Vivre en santĆ© en Afrique avec le VIH dĆ©pend largement du soutien, du respect de votre entourage, de la qualitĆ© des liens familiaux, amicaux et professionnels. Le lien est primordial pour la santĆ© mentale et physique des PVVIH. Pour les personnes malades, le lien permet de vivifier la fonction soignante et le processus de guĆ©rison.
PrĆ©cisons immĆ©diatement que lorsquāon parle de lien, il ne sāagit aucunement de commisĆ©ration ou de pitiĆ©, mais de respect et de considĆ©ration Ć lāĆ©gard des personnes dont la maladie ou la sĆ©ropositivitĆ© ne saurait remettre en question leur dignitĆ© intrinsĆØque. Ā« Jāai appris quāun homme nāa le droit dāen regarder un autre de haut que pour lāaider Ć se lever Ā», disait Gabriel Garcia Marquez. Le lien en tant quāil est indissociable de lāexistence participe non pas seulement du soin, mais aussi de notre humanisme. PrĆ©server les liens avec lāĆŖtre vulnĆ©rable participe de lāĆ©criture de notre humanisme. Le lien est un humanisme. Il rĆ©pond de notre capacitĆ© Ć poĆ©tiser le monde, Ć lui donner un sens. Ce ne sont dāailleurs pas les prĆ©ceptes religieux ou les sagesses ancestrales qui nous diront le contraire. Bien au contraire. Elles nous enseignent quāil nāy a pas dāaccomplissement de soi dans lāindiffĆ©rence Ć lāĆ©gard de lāautre.
Dans Mathieu 25, 26 par exemple JĆ©sus ditĀ sur fond de promesse de bĆ©nĆ©diction : Ā«Ā JāĆ©tais malade et vous māavez visitĆ©Ā Ā». En lāislam aussi le fait dāentretenir une relation dāattention phorique est prĆ©sentĆ© comme une obligation rĆ©tribuĆ©e par Dieu. Le ProphĆØte Mohamed a dit : Ā« Lorsque lāun de vous entreprend de visiter son frĆØre malade, il cueille les fruits et les fleurs du Paradis jusquāĆ ce quāil en vienne Ć sāasseoir. Lorsquāil sāassied, il se voit complĆØtement recouvert par la misĆ©ricorde dāAllah. Si cette visite a eu lieu en matinĆ©e, soixante-dix mille anges imploreront les bĆ©nĆ©dictions dāAllah sur lui jusquāau soir. Et si elle a eu lieu en soirĆ©e, soixante-dix mille anges imploreront les bĆ©nĆ©dictions dāAllah sur lui jusquāau matin. Ā».
Et il a Ć©galement ditĀ :
Ā«Ā Le musulman qui rend visite Ć son frĆØre malade ne cesse de cueillir des fruits du Paradis jusquāĆ ce quāil le quitte. [ā¦]Ā Celui qui marche pour aller rendre visite Ć un malade baigne dans la misĆ©ricorde de Dieu.Ā Et lorsquāil sāassoit auprĆØs du malade, ils sont tous deux submergĆ©s de misĆ©ricorde jusquāĆ ce quāil retourne chez lui.Ā Ā»
Dans les cosmogonies africaines aussi, la prĆ©sence au monde est faite dāobligations morales de mĆŖme nature que celles Ć©voquĆ©es prĆ©cĆ©demment. LāĆ©quilibre de la sociĆ©tĆ© repose bien souvent sur la capacitĆ© des uns Ć prendre soin des plus fragiles ou des moins nantis. Cāest le cas du bissoĆÆsme en RĆ©publique dĆ©mocratique du Congo et de lāUbuntu en Afrique du Sud.
ThĆ©orisĆ© par Tshiamalenga Ntumba, le bissoĆÆsme est une Ć©thique qui considĆØre que la santĆ© et le bien-ĆŖtre du Ā«Ā jeĀ Ā» (ngai, en lingala) dĆ©rivent ou dĆ©pendent du Ā«Ā nousĀ Ā» (bisso, en lingala). En fait, dans le bissoĆÆsme, lāexistence du Ā«Ā jeĀ Ā» passe par lāĆŖtre-ensemble, cāest-Ć -dire le maintien des liens fĆ©conds et solides entre les individus malades ou en santĆ©. Il en va de mĆŖme pour la philosophie de lāUbuntu.
Difficilement traduisible en FranƧais, Ubuntu (lire ouboun-tou) est une notion largement rĆ©pandue en Afrique australe qui signifie Ā«Ā je suis parce que nous sommes. Cāest aussi lāidĆ©e dāune solidaritĆ© de destin entre lāindividu et son groupe dāappartenance. Elle intĆØgre la personne dans le collectif suivant un schĆ©ma dans lequel lāindividualitĆ© se nourrit et prend tout son sens dans son rattachement au collectif. Cāest la dimension relationnelle de la personne qui est la clĆ© du dĆ©veloppement de sa personnalitĆ©. Elle se traduit trĆØs concrĆØtement par des actes de fraternitĆ© et de solidaritĆ©.
Selon une anecdote trĆØs rĆ©pandue, un anthropologue proposa un jeu Ć des enfants dāune tribu africaine. Elle dĆ©posa un immense panier de fruits au pied dāun arbre et dit aux enfantsĀ : Ā«Ā le premier Ć arriver au pied de lāarbre emportera le panierĀ Ā». Au signal, tous les enfants sāĆ©lancĆØrent main dans la main vers lāarbre. Puis ils sāassirent ensemble pour profiter de leur rĆ©compense. Lorsque lāanthropologue trĆØs Ć©tonnĆ©e leur demanda pourquoi ils avaient agi ainsi, alors que lāun dāentre eux aurait pu avoir tout le panier Ć lui tout seul, ils rĆ©pondirent en chÅurĀ : Ā«Ā Ubuntu. Comment lāun dāentre nous peut-il ĆŖtre heureux si tous les autres sont tristes? Ā». Comme disait le cĆ©lĆØbre Ć©crivain et ethnologue malien Amadou HampĆ¢tĆ© BĆ¢Ā : Ā«Ā pour qu’un enfant grandisse, il faut tout un village Ā».
Ā«Ā Dans notre langue africaine, Ć©crit Desmond Tutu, nous disons Ā«Ā une personne nāest une personne que par dāautres personnesĀ Ā». Nous ne saurions ni penser, ni marcher, ni parler, ni nous conduire comme des ĆŖtres humains si nous ne lāapprenions dāautres ĆŖtres humains. Nous avons besoin dāautres humains pour ĆŖtre humain. Jāexiste parce que dāautres personnes existent. [ā¦] Nous le savons, notre humanitĆ© est indissociable de cette des autres. Un ĆŖtre humain isolĆ©, solitaire, est vĆ©ritablement une contradiction dans les termes. [ā¦]. La vertu quāest lāubuntu rend les gens rĆ©silients, elle leur permet de survivre et de ressortir toujours humains de toutes les entreprises deshumanisation Ā» [1].
Le lien entre les humains que nous venons de prĆ©senter Ć travers les exemples du bissoĆÆsme et de lāUbuntu nāest pas seulement lāidĆ©e/interprĆ©tation traditionnelle, triviale de lāunanimisme ou de la primautĆ© du groupe sur lāindividu quāon projette souvent de maniĆØre paresseuse sur lāAfrique, mais lāidĆ©e selon laquelle le dĆ©veloppement et la rĆ©silience dāune communautĆ© ne se rĆ©alisent que dans le bien-ĆŖtre de ses membres. Ainsi, on pourrait tour Ć tour parler de Ā«Ā portance collectiveĀ Ā» et de Ā«Ā lien capacitaireĀ Ā».
Suivant la premiĆØre expression, il sāagit de notre capacitĆ© Ć se Ā«Ā porterĀ Ā» ensemble et suivant la seconde, il sāagirait de ces attentions phoriques qui (re)donnent au sujet malade ou vivant avec le VIH les moyens physiques et psychiques de dĆ©passer son Ć©tat. Un peu Ć lāimage du bananier qui ne doit sa rĆ©sistance aux intempĆ©ries quāĆ sa proximitĆ© avec dāautres bananiers, les liens sociaux et familiaux sont gĆ©nĆ©rateurs de guĆ©rison et de vie. En fait, le lien est Ć comprendre comme une attitude gĆ©nĆ©rique, un levier socio-anthropologique ou religieux qui comprend tout ce que nous faisons socialement pour dĆ©construire le registre maladif, lugubre et mortuaire auquel est spontanĆ©ment associĆ© le VIH.
Cas spƩcifique des populations clƩs
Les populations clĆ©s, notamment les homosexuels et les hommes ayant des rapports avec des hommes, les personnes transgenres, les professionnel.les du sexe font lāobjet dāune stigmatisation croisĆ©e en raison de leur identitĆ© de genre ou de leur orientation sexuelle. Autrement dit, Ā«Ā les identitĆ©s sociales stigmatisĆ©es se chevauchent, ce qui entraĆ®ne des formes multiples et convergentes de stigmatisationĀ Ā». En plus dāĆŖtre marginalisĆ©es, voire violentĆ©es du fait de leurs orientations ou activitĆ©s sexuelles, ces personnes sont trĆØs souvent stigmatisĆ©es et rejetĆ©es du fait de leur sĆ©ropositivitĆ©. Les donnĆ©es statistiques disponibles et sans doute sous-estimĆ©es sont alarmantes. Ā«Ā Une Ć©tude rĆ©alisĆ©e en Afrique du Sud et en Zambie a montrĆ© que la majoritĆ© des professionnel.les de la santĆ© interrogĆ©(e)s avaient une attitude nĆ©gative Ć l’Ć©gard des populations clĆ©s. Des Ć©tudes menĆ©es au Malawi, au Botswana et en Namibie ont rĆ©vĆ©lĆ© que lesĀ hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes avaient deux fois plus de chances d’avoir peur de se faire soigner et plus de six fois plus de chances de se voir refuser des services que les hĆ©tĆ©rosexuelsĀ Ā».
Les populations clĆ©s vivent pour ainsi dire une double peine aux consĆ©quences extrĆŖmement prĆ©judiciables pour leur santĆ© et leur bien-ĆŖtre. En tant que facteur de comorbiditĆ© sociale, cette double peine dĆ©clenche ou accĆ©lĆØre le dĆ©pĆ©rissement de leur systĆØme immunitaire. Elle sāimprime dans les corps physiques quāelle finit par abĆ®mer irrĆ©versiblement. Cāest la rencontre tragique entre une vie sociale lacĆ©rĆ©e et un corps physique Ć©puisĆ©.
Cāest sans doute pour pallier cette situation que le Fonds mondial de la lutte contre le SIDA, la tuberculose et le paludisme (p. 46) entend plus que jamais soutenir et Ā« faire valoir le rĆ“le quāont Ć jouer les organisations communautaires (y compris les associations de femmes et de LGBTQ+) dans la conception et la mise en Åuvre de programmes visant Ć remettre en question les normes, les prĆ©jugĆ©s et les stĆ©rĆ©otypes sexuels nĆ©fastes, de soutenir lāintĆ©gration de plans dāaction nationaux sensibles au genre dans les stratĆ©gies multisectorielles visant la santĆ© et les trois maladies Ā».
Insistons pour le dire: le lien tisse la vie. Ā« Un manque de soutien de la part de la famille et des membres de la communautĆ© peut entraver l’observance du traitement et interfĆ©rer avec la gestion du VIHĀ Ā». LĆ oĆ¹ la pathologie, la prĆ©caritĆ© sanitaire, la stigmatisation et la discrimination sociale dessĆØche la vie, le lien apporte le soutien et la fraicheur. Bref, lorsque le lien est maintenu avec un sujet malade, convalescent ou porteur du VIH, ses fragiles Ć©cuelles, ses probabilitĆ©s de guĆ©rir et de vivre se potentialisent, sāaccroissent inexorablement. La prĆ©servation des liens lui permet en tout cas de faire face Ć la finitude (la mort) avec dignitĆ©.
S’il ne fallait retenir que quelques mots…
Retenons en terminant aussi que le lien humain est biface : individuel et collectif. Il y a une dimension instituĆ©e et une dimension informelle (sociale, familiale, professionnelle, amicale). Cāest son caractĆØre informel qui aura prioritairement retenu notre attention ici. En insistant sur cet aspect, lāidĆ©e Ć©tait de montrer que la lutte contre le VIH/SIDA nāappartient pas seulement aux professionnels de la santĆ©. Cāest une fonction soignante en partage qui va bien au-delĆ de lāaspect hospitalier. La guĆ©rison ou le bien-ĆŖtre des PVVIH exige beaucoup plus que lāaspect mĆ©dicamenteux ou bio-mĆ©dical. Il implique fortement la dimension Esse ad, cāest-Ć -dire lāĆŖtre avec. En clair, au cÅur de la pandĆ©mie VIH/SIDA, la fabrique de la vie repose sur les liens en tant que constitutifs du soin.
LāĆthos du lien sĆ©crĆØte, abrite et dissĆ©mine un potentiel de soin. Il implique une relation dāattention phorique avec des personnes fragilisĆ©es dans leur corps et dans leur esprit, donc limitĆ©es de maniĆØre temporaire ou permanente dans leur capacitĆ© de maniĆØre Ā« normale Ā» ou Ā« autonome Ā» au sein dāune collectivitĆ©. Le lien institue une relation fĆ©conde, humanisante, holistique, vivifiante entre liens, soin et vie.
Nul doute que lāarticulation ou le renforcement dāune alliance thĆ©rapeutique entre la dimension biomĆ©dicale et lāaspect social/familiale du soin contribuerait assurĆ©ment et efficacement Ć lāĆ©radication du VIH/SIDA.
[1] Desmond Tutu, Dieu fait un rĆŖve. Une vision dāespĆ©rance pour notre temps (2004), trad. Chapdelaine Gagnon, Ottawa, Novalis/DesclĆ©e de Brouwer, 2008, pp. 35-36.
NB: Une premiĆØre version de cet article a Ć©tĆ© publiĆ©e dans la lettre d’information du Bureau de la Circonscription Africaine du Fonds Mondial.