LA POLITIQUE DE DÉPISTAGE DU VIH DE PEPFAR 3.0 EN CÔTE D’IVOIRE (2014 À 2018) : FRAGMENTATION, ACCÉLÉRATION ET DÉCONNEXION
Author:
Anne BEKELYNCK et Joseph LARMARANGE
Article Type:Article Number: 4
Enjeux autour des stratégies de dépistage du VIH ciblées et à fort rendement du Pepfar, dans le contexte de ses Country Operational Plan (COP).
RÉSUMÉ En 2014, le Pepfar adopte sa nouvelle stratégie « Pepfar 3.0 Controlling the Epidemic: Delivering on the Promise of an AIDS-Free Generation », afin d’accélérer ses efforts et d’optimiser ses investissements. Désormais, les stratégies de dépistage du VIH sont ciblées, tant vers des zones géographiques que des populations, pour obtenir un meilleur « rendement » et des taux de positivité plus élevés. Cet article analyse la manière dont s’est déployée cette stratégie de dépistage ciblé en Côte d’Ivoire, entre 2014 et 2018, dans un contexte où le Pepfar réoriente chaque année ses orientations stratégiques, via ses Country Operational Plan (COP).
Émergence d’une nouvelle approche du dépistage du VIH basée sur le ciblage et le rendement
Le dépistage du VIH reste le premier défi à relever pour parvenir à contrôler l’épidémie de VIH d’ici 2030. Malgré des progrès significatifs depuis le début des années 2000, liés aux financements massifs du Pepfar et du Fonds mondial de lutte contre le VIH/sida, la tuberculose et le paludisme, on estime aujourd’hui que seules 79 % des personnes vivant avec le VIH (PVVIH) connaissaient leur statut dans le monde, cette proportion tombant à 64% en Afrique occidentale et centrale (2018), loin de l’objectif du « 1er 90 » fixé par l’Onusida, visant à ce que 90% des personnes infectées connaissent leur statut d’ici 2020. Or, le dépistage du VIH est la porte d’entrée pour l’accès aux traitements antirétroviraux, avec des avantages tant individuels en termes de réduction des taux de morbidité et de mortalité, que collectifs en termes de prévention, grâce à la réduction du risque de transmission des personnes vivant avec le VIH (PvVIH) sous traitement antirétroviral et ayant une charge virale supprimée.
Depuis le début des années 2010 et l’espoir naissant d’une “génération sans sida”, les directives internationales ont mis l’accent sur l’intensification des efforts et l’accélération de la réponse au VIH, avec notamment la Déclaration politique sur le VIH et le sida : Intensifier nos efforts pour éliminer le VIH et le sida adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies (2011), l’introduction de l’objectif du 90-90-90 de l’Onusida (2014) ou l’adoption du Fast Track (ou de l’accélération du rythme d’action) par l’Assemblée générale des Nations unies afin de mettre fin à l’épidémie d’ici 2030 (2016). Face à cela, les niveaux de financements plafonnent, alors que le nombre de personnes sous traitement et les besoins sont en constantes augmentations. C’est ainsi que les principaux bailleurs de fonds internationaux – le Plan d’urgence présidentiel pour la lutte contre le VIH/sida (Pepfar) et le Fonds mondial de lutte contre le VIH/sida, le tuberculose et le paludisme en tête – se sont engagés dans une recherche accrue d’optimisation de leurs ressources. Pour le Fonds mondial, cette approche s’est concrétisée par le Nouveau modèle de financement (NMF) initié en 2014, et pour le Pepfar, par son plan statégique intitulé « Pepfar 3.0 Controlling the Epidemic: Delivering on the Promise of an AIDS-Free Generation », sorti en décembre de cette même année, dans lequel il annonce vouloir pivoter vers une approche basée sur les données, qui ciblera stratégiquement les zones géographiques et les populations où il pourrait obtenir le plus d’impact pour ses investissements.
Tandis que pendant une décennie, les stratégies de dépistage du VIH étaient orientées vers l’expansion, avec la décentralisation des services, sa démédicalisation, l’organisation de campagnes de masse en population générale, de campagnes en porte-à-porte ou l’adoption du conseil et dépistage à l’initiative du prestataire systématique, ce revirement stratégique a impliqué la mise en œuvre de stratégies ciblées, afin d’obtenir un meilleur rendement, c’est-à-dire des taux de positivité élevés.
Cet article présente les principaux résultats d’une étude issue du projet DOD-CI (ANRS12323), qui a analysé l’évolution des stratégies de dépistage du VIH du Pepfar depuis l’adoption du Pepfar 3.0, entre le COP 14 (octobre 2014-septembre 2015) et le COP 17 (octobre 2017-septembre 2018). Le COP (Country operationnal Plan) est un plan de travail annuel qui sert de base à l’approbation du financement bilatéral annuel du gouvernement américain pour le VIH/SIDA dans la plupart des pays. Il définit la stratégie du Pepfar pour l’année suivante (par exemple, le COP 14 décide de ce qui sera financé au cours de l’année fiscale 2015, c’est-à-dire de septembre 2014 à octobre 2015) pour chaque pays financé ; il fixe les objectifs que chaque exécutant devra atteindre, par zone géographique et par sous-population. Cette recherche étudie également l’impact et les limites de ce changement de paradigme, d’un dépistage tous venants en population générale à un dépistage ciblé. Elle a été conduite en Côte d’Ivoire, un pays avec une épidémie mixte (2,5% de prévalence en population générale et des taux plus élevés dans certaines populations vulnérables), qui est financé majoritairement par le Pepfar (72%) et de manière minoritaire par le Fonds mondial (17%) (2015-2017).
D’une année sur l’autre, des objectifs aux variations significatives
Entre 2014 et 2017, les stratégies de dépistage du Pepfar ont changé, chaque année, de manière significative.
Objectifs numériques
Cela s’est caractérisé par d’importants changements dans les objectifs chiffrés définis par le bailleur. Entre le COP 14 et le COP 15, l’objectif du nombre de personnes à dépister a été divisé par deux. D’une part, il s’agissait de rationaliser les ressources et de mettre fin à ce qui était considéré comme un gaspillage d’intrants. D’autre part, cette baisse drastique a été influencée par les nouvelles estimations de l’Onusida, revoyant le nombre de PvVIH à la baisse en Côte d’Ivoire (de 450.000 en 2013 à 370.000 en 2014). Pour le COP 16, le dépistage est redevenu une priorité programmatique avec des estimations de l’Onusida qui ont revu à la hausse le nombre de PvVIH à 460.000. Le COP 17 a marqué une volonté de prioriser et d’intensifier les efforts en matière de dépistage du VIH, conformément à tous les débats sur l’accélération de la lutte contre l’épidémie, formalisés au plus haut niveau dans la déclaration politique de l’Assemblée générale des Nations unies sur le VIH et le sida adoptée en juin 2016 (Fast Track). Le nombre de personnes à dépister, ainsi que le nombre de personnes à dépister positives a été multiplié par près de cinq en deux ans, du COP 15 au COP 17. Ces différentes perturbations ont généré un écart prononcé entre les objectifs fixés et les résultats obtenus (figure 1).
Durant cette période, la désagrégation des objectifs a été de plus en plus fine, avec une désagrégation des objectifs par âge, sexe, porte d’entrée, statut sérologique et types de populations clés. Le mode de définition des objectifs a également évolué, puisque depuis le COP 16, le Bureau du coordinateur américain de la lutte contre le sida (OGAC) du Pepfar définit les cibles à partir du système du Data Pack, laissant peu de place aux données programmatiques et aux expériences de terrain. Ce dispositif, fondé sur les estimations épidémiologiques, a favorisé de plus grandes variations d’une année sur l’autre et une plus faible flexibilité des acteurs locaux.
Depuis la COP 14, le rendement du dépistage du VIH est devenu un indicateur de performance de plus en plus important, bien que les résultats montrent que celui-ci a globalement diminué et que les résultats ont été systématiquement inférieurs aux objectifs fixés (figure 2).
Figure 1. Objectifs et résultats des activités de dépistage du VIH financées par le Pepfar en Côte d’Ivoire (COP 13-COP 17) : (a) personnes testées et (b) nouveaux diagnostics.
Figure 2. Rendement des activités de dépistage du VIH financées par Pepfar en Côte d’Ivoire (COP 13-COP 17) (en %)
Ciblage des zones géographiques
Le Pepfar a également opéré d’importantes variations au niveau des zones géographiques ciblées. Avec le COP 14, le Pepfar a cessé de soutenir les sites à rendement faible ou nul, qui représentaient 39% des sites de dépistage à l’époque en Côte d’Ivoire. En complément, il a initié un découpage régional entre les régions à « fort rendement » et celles à « faible rendement », pour lesquelles les activités de dépistage ont été maintenues au minimum, avec notamment l’arrêt du dépistage en consultations prénatales pour les femmes enceintes dans cinq régions sanitaires sur les 19 où le bailleur était présent. Une année plus tard, avec le COP 15, il a été décidé d’introduire un découpage des zones d’intervention plus fine au niveau des districts sanitaires (qui est resté relativement stable jusqu’au COP 17), en fonction de la part du nombre de personnes infectées par le VIH sur le nombre total de séropositifs ainsi que du niveau d’atteinte des objectifs (districts dits « maintenance/sustainable », « scale up/aggressive scale up » et « scale up to saturation/saturation »).