Gouvernance mondiale de la santé : quels enjeux éthiques pour demain ?
Author:
Stéphanie Tchombiano
Article Type:Article Number: 1
RÉSUMÉ La crise Covid marque l’avènement d’une nouvelle façon de penser et de gérer les questions de santé. Raisonner à l’échelle de la planète, appréhender les problèmes sanitaires dans leur dimension globale, chercher des solutions collectives et coordonnées au niveau mondial : c’est que ce l’on appelle la « santé mondiale ». Cette nouvelle approche n’est pas sans poser de questions éthiques et nous oblige à interroger les fondements de nos mécanismes actuels de gouvernance. Stéphanie Tchombiano s’interroge sur les grands principes éthiques d’humanité, d’autonomie, de justice, d’égalité, de non-malfaisance, de transparence ou encore de démocratie dans la gouvernance de la santé mondiale de demain
L’épidémie a affecté l’ensemble de la planète. Sur le plan sanitaire, bien sûr, mais aussi sur le plan éthique. Viacheslav Lopatin/shutterstock
Stéphanie Tchiombiano, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
La crise Covid marque l’avènement d’une nouvelle façon de penser et de gérer les questions de santé. Raisonner à l’échelle de la planète, appréhender les problèmes sanitaires dans leur dimension globale, chercher des solutions collectives et coordonnées au niveau mondial : c’est que ce l’on appelle la « santé mondiale ».
Cette nouvelle approche n’est pas sans poser de questions éthiques et nous oblige à interroger les fondements de nos mécanismes actuels de gouvernance.
La crise Covid n’a cessé de mettre à l’épreuve nos principes éthiques : les effets collatéraux du confinement ont-ils été suffisamment appréhendés ? Les contraintes liées aux visites des personnes âgées dans les Ehpad sont-elles proportionnées au risque ? Sur quels critères prioriser les patients lorsque l’accès à la réanimation est menacé ? L’application StopCovid menace-t-elle la confidentialité de nos données personnelles ? Peut-on obliger le personnel soignant à se faire vacciner ? Dans quelle mesure le passe sanitaire remet-il en question les libertés individuelles ?
Si ces questions ont jusqu’à présent été posées essentiellement au niveau national, il est aujourd’hui important de les décliner au niveau international et de nous interroger collectivement. Qu’en est-il des principes éthiques d’humanité, d’autonomie, de justice, d’égalité, de non-malfaisance, de transparence ou encore de démocratie dans la gouvernance de la santé mondiale de demain ?
Humanité
Le premier principe éthique est celui de l’humanité : regarder l’autre comme soi-même, soulager la souffrance et prêter une attention particulière à ceux d’entre nous qui sont les plus vulnérables. La crise Covid a renforcé les inégalités, au niveau national bien sûr (surmortalité dans les territoires les plus pauvres, vulnérabilité accrue des plus modestes, augmentation des violences faites aux femmes, etc.), mais aussi au niveau international.
De la même façon que Didier Fassin nous alerte sur l’illusion dangereuse de l’égalité des hommes devant l’épidémie, les pays ne sont pas égaux face aux crises sanitaires.
Lorsque certains décideurs évoquent cette inégalité et appellent à la solidarité, c’est aussi qu’ils ont intégré le nouveau mantra de la communauté internationale : « Aucun d’entre nous n’est en sécurité tant que nous ne le sommes pas tous. » L’appel à l’humanité se double d’un intérêt bien compris des États les plus riches à partager leurs ressources et à mettre en place des fonds communs. Financer des dispositifs comme Act-A, par exemple, n’est pas (seulement) un geste de solidarité ou d’humanité, mais aussi (et surtout) une façon indirecte de se protéger soi-même.
Les résultats d’ACT-A sont pour le moment très décevants : non seulement la participation des pays riches reste relativement faible comparativement aux moyens qui sont les leurs mais, en plus, leurs contributions réelles ne sont pas à la hauteur de leurs promesses initiales.
Comment s’assurer que, demain, les financements collectés globalement, au nom de l’intérêt général, viendront effectivement combler les inégalités et appuyer les pays les plus fragiles ?
Autonomie
Le principe d’autonomie insiste sur le respect des choix de chacun, sur sa liberté à opter pour les options qui correspondent le mieux à ses souhaits, ses valeurs ou ses projets, en toute connaissance de cause.
Dans le cas d’une crise pandémique, l’autonomie des pays, leur totale liberté à choisir pour eux-mêmes peut-elle être totalement préservée, alors que certaines décisions qu’ils pourraient prendre peuvent avoir un impact sur l’ensemble de l’humanité ?
Lorsque le gouvernement brésilien de Jair Bolsonaro décide de ne pas prendre les mesures nécessaires contre la Covid, misant sur une stratégie d’« immunité collective », n’est-il pas, d’une certaine façon, redevable devant le monde entier des risques épidémiologiques qu’il nous fait collectivement courir ?
À quelles libertés les États sont-ils prêts à renoncer au nom de la sécurité́ sanitaire mondiale ? Si tous s’accordent à dire qu’il faut changer les règles du jeu, les pays discutent depuis plusieurs mois déjà pour savoir s’il vaut mieux rédiger un traité international dédié à la préparation aux pandémies ou renforcer le Règlement sanitaire international (2005) déjà en vigueur. Il n’est même pas encore question du fond que la forme devient l’objet de discussions et de querelles de clocher. C’est dire à quel point ces questions sont sensibles politiquement.
Dans quelle mesure les États seront-ils libres ou non de s’approprier les injonctions internationales auxquelles ils seront soumis dans cette nouvelle ère de la santé mondiale ?
Justice
Le principe de justice pose l’obligation de traiter tous et chacun de manière équitable, c’est-à-dire en tenant compte de ses besoins, de ses efforts, de sa contribution ou de ses capacités.
On sait à quel point la répartition des ressources (humaines, matérielles, financières) est profondément inéquitable entre les pays. L’accès au vaccin Covid est un exemple frappant d’injustice.
S’il est évidemment impossible de reprocher aux dirigeants de ce monde de se préoccuper en priorités de leurs administrés, cette nouvelle ère de la santé mondiale devra également mettre en place des garde-fous pour que les pays les plus riches ou les plus puissants ne monopolisent pas les ressources à leur profit au détriment du plus grand nombre.
Par mesure de prudence face à l’incertitude des différents candidats-vaccins, le Canada a par exemple pré-acheté dix fois plus de vaccins Covid qu’il n’a d’habitants, pendant que certains pays n’avaient pas les moyens d’en acheter du tout. Un dispositif mondial, l’initiative Covax, a été mis en place pour répartir plus équitablement les vaccins, et organiser le partage des doses excédentaires des pays les plus riches, mais les pays à revenus limités restent systématiquement en « queue de peloton » pour la livraison des vaccins et dépendants de la bonne volonté des pays riches. Fin octobre 2021, seuls 15 % des vaccins promis aux pays à ressources limités avaient été livrés.
Comment s’assurer d’une juste répartition des produits de santé disponibles et d’une réponse ciblant les besoins les plus pressants lorsque les ressources sont contraintes ? Comment s’assurer que les pénuries mondiales ne seront pas toujours subies par les mêmes, dans un contexte d’asymétrie des pouvoirs et des moyens ?
Égalité
Le principe d’égalité postule l’absence de hiérarchie entre les pays, quelles que soient leur puissance effective, leurs ressources ou leur démographie.
La santé mondiale peut-elle contribuer à construire une nouvelle éthique des rapports « Nord/Sud » ? La configuration originale de la pandémie de Covid (d’une maladie circulant, pour une fois, des pays riches vers les pays les plus pauvres) ne pourrait-elle être l’occasion de sortir de l’approche (trop) souvent paternaliste de l’aide au développement ? « La main de celui qui donne est au-dessus de celle qui reçoit », dit le proverbe africain. Les projets d’aide au développement sont trop souvent standardisés, fondés sur les priorités des bailleurs ou des ONG, indépendamment de la complexité du réel ou des aspirations profondes des populations bénéficiaires.
Des voix s’élèvent aujourd’hui pour appeler à « décoloniser la santé mondiale ».
De fait, les principales institutions de la santé mondiale ont leur siège à Genève (donc au Nord). Les acteurs les plus influents de la santé mondiale viennent du Nord, qu’il s’agisse de gouvernements (États-Unis, Royaume-Uni, Allemagne, France), ou d’acteurs non gouvernementaux (Fondation Bill et Melinda Gates, Médecins sans Frontières). Les grands dispositifs de la santé mondiale d’aujourd’hui sont marqués par les pratiques néo-managériales propres au libéralisme des pays du nord.
Une récente évaluation du dispositif ACT-A pointe par exemple le déséquilibre des pouvoirs au sein de la gouvernance d’ACT-A et le fait que la voix des pays à revenus limités, ou celle de la société civile, ne sont pas réellement écoutées. L’influence des pays du G7, ou éventuellement du G20, au sein de ce type de mécanisme de la santé mondiale reste particulièrement élevée. Les logiques de coopération sur lesquelles se sont longtemps fondées les politiques internationales doivent être (enfin) repensées, pour devenir plus égalitaires.
Non-malfaisance
Le principe de non-malfaisance consiste à s’abstenir de commettre des actions dont les conséquences pourraient être nuisibles à autrui. Comment s’assurer que les avantages potentiels des mesures prises au nom de la sécurité sanitaire globale sont bien supérieurs aux risques de préjudice sur chaque pays ?
Partout dans le monde, les efforts faits pour endiguer l’épidémie de Covid ont eu des effets collatéraux sur d’autres problèmes de santé (rupture de la continuité des soins, maladies chroniques, santé sexuelle, nutrition, etc.) ou sur d’autres secteurs essentiels (éducation, économie, nutrition, etc.).
Lorsque des décisions sont prises de fermer les frontières par exemple, mesure-t-on réellement l’impact de cette mesure, y compris sur les pays qui ne sont pas les plus touchés par l’épidémie ?
La surexposition à des risques (sociaux, économiques, politiques) de certains pays, ou de certaines populations, au nom de la sécurité sanitaire de tous est évidemment très difficile à évaluer. Cette question de la proportionnalité des recommandations internationales doit être en tout cas une question centrale.
Transparence
Le principe de transparence suppose une capacité de tous à accéder aux informations pertinentes. En matière de gouvernance de la santé mondiale, la transparence porte en premier lieu sur les processus de décision et sur la façon dont la « communauté internationale » aboutit, notamment autour de l’OMS, à des choix au nom de l’intérêt général.
L’exigence de transparence porte ensuite sur la diffusion des données sanitaires, qui doivent être partagées quasiment en temps réel, pour que les systèmes d’alerte mondiale puissent fonctionner. L’épidémie de Covid a montré le caractère essentiel de la notification rapide des cas et la nécessité de standardiser les indicateurs au niveau mondial.
On retiendra par exemple l’impossibilité d’avoir une vision totalement claire de l’épidémie mondiale du fait de l’incapacité des États à s’accorder sur un mode unique et universel de recueil des données, notamment pour comptabiliser les décès liés à la Covid.
Enfin, et c’est essentiel, il s’agira aussi de rendre transparentes les décisions et politiques internationales du médicament (liens avec les laboratoires pharmaceutiques, régulation des marchés, transparence des prix, etc.). Considérer la santé comme un bien public impose logiquement de poser des freins à l’économie de marché au nom du caractère supérieur des enjeux sanitaires.
Démocratie
Le principe de démocratie implique une participation de l’ensemble des acteurs aux décisions.
Le pilotage de l’action collective internationale est d’autant plus compliqué qu’il n’est pas seulement une affaire d’États. Un nombre important d’acteurs a émergé ces dernières années dans le champ de la santé mondiale, qu’il s’agisse d’ONG, d’acteurs du secteur privé (laboratoires pharmaceutiques, multinationales, banques), ou de fondations, comme la Fondation Gates qui joue un rôle majeur.
Cette nouvelle approche pose également la question de la déclinaison de nos principes de démocratie sanitaire au niveau global : quelle représentation des personnes touchées, infectées ou affectées par la maladie ? Quelle place pour les associations, la société civile ?
Au-delà des questions de principe, si l’on veut que les mesures soient acceptées, comprises, il faut qu’elles soient mises en débat, discutées, et que l’ensemble des acteurs participent à la décision collective. Faire vivre la démocratie sanitaire est déjà un enjeu de taille au niveau d’un hôpital, d’une collectivité, d’un pays. Il le sera encore plus au niveau global.
La crise Covid nous a mis à l’épreuve du réel. Elle nous a aidés à identifier les points sensibles, les failles, les limites de nos systèmes de gouvernance actuels, pour que nous soyons capables de nous préparer à répondre ensemble aux crises sanitaires de demain. Comme toutes les questions éthiques, ces « nœuds » mettent en jeu des arguments, des points de vue et des valeurs éthiques contradictoires. À nous maintenant de débattre collectivement et le plus sereinement possible de ces questions.
Stéphanie Tchiombiano, Maitresse de conférence associée dans le département de science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.