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Le maintien des liens familiaux sociaux et familiaux est une composante essentielle de la lutte contre le VIH
OFM Edition 155

Le maintien des liens familiaux sociaux et familiaux est une composante essentielle de la lutte contre le VIH

Author:

Christian Djoko

Article Type:
ANALYSE

Article Number: 3

Cet article met en lumiĆØre le rĆ“le prĆ©pondĆ©rant les liens familiaux et sociaux dans la lutte contre le VIH/SIDA.

Dans les annĆ©es 90, lā€™annonce de la sĆ©ropositivitĆ© Ć©tait trĆØs souvent suivie dā€™une rupture des liens sociaux et familiaux. Les reprĆ©sentations mortifĆØres autour de ce virus gĆ©nĆ©raient la stigmatisation, la marginalisation et la discrimination des personnes malades ou vivant avec le VIH (PVVIH). MĆŖme si ces personnes sont mieux acceptĆ©es depuis quelques annĆ©es, certaines reprĆ©sentations, perceptions et pratiques stigmatisantes et discriminatoires persistent. La sĆ©ropositivitĆ© est encore pour de nombreuses personnes lā€™expĆ©rience des prĆ©jugĆ©s, des commĆ©rages, des agressions verbales (les injures, l’utilisation d’un langage dĆ©sobligeant), des comportements dā€™Ć©vitement (le refus de partager la nourriture, de tenir la main ou de s’asseoir Ć  proximitĆ©), du rejet social (la marginalisation, le fait de tenir Ć  l’Ć©cart des Ć©vĆ©nements sociaux, des opinions ignorĆ©es, le dĆ©classement social), de la dĆ©liaison, de la rupture, de la sĆ©vĆØre condamnation hygiĆ©niste et morale et des abus physiques. Outre cette stigmatisation infligĆ©e par les autres, les PVVIH sont souvent en proie Ć  Ā« lā€™auto-stigmatisation Ā». Celle-ci se caractĆ©rise par de profonds sentiments de honte, de mĆ©sestime de soi, de culpabilitĆ©, etc. qui, chez les PVVIH, entrainent quelques fois la dĆ©pression, voire le suicide.

 

Le portait ci-dessus prĆ©sentĆ© est particuliĆØrement manifeste en Afrique oĆ¹ les prĆ©jugĆ©s confortablement installĆ©s dans les esprits continuent de nĆ©croser la vie de milliers de PVVIH.

 

La discrimination et la stigmatisation Ć  lā€™Ć©gard des PVVIH sont persistantes.

 

Le Rapport 2016 de lā€™Ć©tude nationale de lā€™index de stigmatisation et discrimination envers les personnes vivant avec le VIH en CĆ“te dā€™Ivoire rĆ©vĆØle que 40,4% de PVVIH estiment avoir vĆ©cu au moins une expĆ©rience de stigmatisation et/ou de discrimination. Ā«Ā 660 PVVIH interrogĆ©s sur 1323 ont ressenti au moins un des sentiments dā€™auto-stigmatisation citĆ©s ci-dessous, soit un taux dā€™auto-stigmatisation de 49,9%. La honte (33,2%), la culpabilitĆ© (30,8%), lā€™autocensure (26,0%), la piĆØtre estime de soi (13,6%), le blĆ¢me des autres (10,2%), le dĆ©sir de suicide (8,7%), lā€™autopunition (7,0%)Ā Ā» (p. 87).

 

Ces chiffres agrĆØgent en rĆ©alitĆ© des douleurs immenses. Le tĆ©moignage ci-dessous de deux PVVIH (pp. 61-62) de la ville de BouakĆ© en CĆ“te-dā€™Ivoire est Ć  cet Ć©gard Ć©loquentĀ :

  1. Ā« Moi jā€™ai commencĆ© ma maladie quand jā€™Ć©tais Abidjan dans ma belle-famille, bon jā€™ai commencĆ© par une tuberculose, bon jā€™Ć©tais trĆØs affaibli je partais au CAT dā€™AdjamĆ© lĆ , en tout cas cā€™Ć©tait difficile, Ć  cause de la tuberculose seulement mĆŖme, eux-mĆŖmes savaient pas que cā€™Ć©tait le vih, jā€™avais mes deux enfants avec moi lĆ -bas, ils ont voulu sĆ©parer les deux enfants de moi, mais le plus petit lui il pouvait pas mais le plus grand lui il disait si vous dites que ma maman a sida lĆ  en ce moment jā€™avais pas encore fait le test, si vous dites que ma maman a sida lĆ  si moi je meurs de Ƨa cā€™est normal, parce que lui il Ć©tait un peu plus grand il avait neuf ans, donc souvent il prend mes habits parce que jā€™Ć©tais trĆØs affaiblie. Quand il veut laver mes habits, on vient le chicoter. Laisse elle-mĆŖme elle va laver, je dis houm Ƨa lĆ  si je reste ici je vais mourir. Donc, jā€™ai appelĆ© mon mari. Jā€™ai dit ah je suis malade, je viens Ć  BouakĆ©. Il dit vient. Donc, depuis je suis venue mĆŖme sans mĆ©dicament sincĆØrement mais avec le soutien que lui il mā€™apporte Ƨa fait que je me suis retrouvĆ©e. Jā€™ai commencĆ© Ć  prendre mes mĆ©dicaments. Ā»
  2. Ā« ā€¦Il y a une autre aussi lĆ  cā€™est ces propres parents, tu sais quand on a dĆ©pistĆ© positive ils ont tous mis Ć  lā€™Ć©cart, en tout cas cā€™est pas facile, moi-mĆŖme quand je suis partie chez elle lĆ  vraiment en tout cas cā€™est pas facile, mais elle a pu surmonter, son assiette Ć  manger en tout cas tout Ć©tait Ć  part, tout est Ć  part, elle a eu quelquā€™un qui devrait la marier ils sont venus dit que ah faut pas venir lĆ  et il nā€™a plus mariĆ©. Ā»

 

En RĆ©publique centrafricaine cā€™est le mĆŖme son de cloche.Ā 45,6% des enquĆŖtĆ©s en 2018 Ā«Ā indiquent avoir vĆ©cu, Ć  cause de leur statut sĆ©rologique, au moins une des diffĆ©rentes formes de stigmatisation de la part dā€™autres personnes. [ā€¦] Les formes de stigmatisation les plus dĆ©criĆ©es par les enquĆŖtĆ©s sont par ordre de prioritĆ© le commĆ©rage (49,5%), lā€™injure ou menace verbale (34,3%), le harcĆØlement physique (17,2%) et dans une moindre mesure lā€™agression physique (13%). Ces quatre formes de stigmatisation sont le plus souvent exercĆ©es par lā€™entourage et les membres de la famille du PVVIH. [ā€¦] Ces rĆ©sultats rĆ©vĆØlent un affaiblissement progressif des liens sociaux et familiaux de solidaritĆ© traditionnels entre les membres de la communautĆ© Ā» (p. 37).

 

Aujourdā€™hui, cā€™est bien moins la maladie en elle-mĆŖme (qui est de mieux en mieux prise en charge par la recherche et lā€™accessibilitĆ© des antirĆ©troviraux) que la crise du lien qui gĆ©nĆØre la mort. En fait, Ā« lā€™Ć©vidence Ā» du lien humain est Ć  diffĆ©rents endroits remis en cause par les reprĆ©sentations autour du VIH. Les Ā« cadres Ā» traditionnels et collectifs gĆ©nĆ©rateurs de liens, ceux-lĆ  qui faisaient tenir les humains ensemble malgrĆ© les cas de maladies, sont fragilisĆ©s par les imaginaires macabres qui entourent le VIH. Tout cet Ć©ventail de reprĆ©sentations sociales mortifĆØres et dā€™expĆ©riences stigmatisantes laisse assurĆ©ment sur la vie, la santĆ© et le bien-ĆŖtre des personnes vivant avec le VIH des traces dĆ©lĆ©tĆØres. Pire encore, ces reprĆ©sentations et expĆ©riences entravent considĆ©rablement la riposte au VIH Ć  chaque Ć©tapeĀ : prĆ©vention, dĆ©pistage prĆ©coce du VIH, adhĆ©sion Ć  la mĆ©dication, la rĆ©tention dans les soins, etc. (pp. 17-18).

 

Autant dire que lā€™ambiance et la toxicitĆ© du milieu familial sā€™avĆØrent parfois plus prĆ©occupante que la chronicitĆ© de la maladie elle-mĆŖme. En fait, nous touchons lĆ  lā€™une des principales difficultĆ©s de la lutte contre le VIH en AfriqueĀ : lā€™acte nĆ©crologique dā€™une PVVIH est souvent prĆ©cĆ©dĆ© dā€™une importante dĆ©tĆ©rioration de ses liens familiaux et sociaux. ƀ partir de ce constat on arrive inĆ©vitablement Ć  la conclusion que la sĆ©ropositivitĆ© en Afrique est loin dā€™ĆŖtre un dĆ©fi posĆ© au seul monde mĆ©dical Autrement dit, la lutte contre le VIH/SIDA ne saurait ĆŖtre rĆ©duite Ć  la seule dimension bio-mĆ©dicale. La Ā«Ā cliniqueĀ Ā» de lā€™accompagnement et du rĆ©tablissement des malades ou PVVIH exige des liens empreints dā€™attention, de bienveillance, de sollicitude, de soutien ou Ć  tout le moins de respect. PrĆ©server les liens avec les PVVIH contribue Ć  prĆ©server leur santĆ© ou Ć  soigner le sujet malade. Cā€™est lā€™idĆ©e dā€™une Ć©thique des vertus au cœur de laquelle le lien en tant que participant du soin, contribue Ć  faire basculer le rapport Ć  la sĆ©ropositivitĆ© du cĆ“tĆ© non plus de la mort, mais de la vie.

 

Lier pour soigner

 

La restauration dā€™un individu Ć©prouvĆ© mentalement par la dĆ©couverte de sa sĆ©ropositivitĆ© exige du lien, cā€™est-Ć -dire une relation dā€™attention phorique. Lā€™attention nous engage Ć  lā€™Ć©gard de ce qui est abattu, fragile, diminuĆ©, marginalisĆ© ou exclu. Cā€™est une bĆ©quille qui permet de soutenir lā€™ĆŖtre en convalescence tout en lui offrant la possibilitĆ© de se rĆ©approprier progressivement sa mobilitĆ©, son indĆ©pendance, son estime de soi, son bien-ĆŖtre ou son goĆ»t pour la vie.

 

Le lien, disions-nous Ć©galement, revĆŖt une dimension phorique. Le terme Ā« phorique Ā» vient du grec ancien phorein qui veut dire Ā« porter Ā». Il renvoie aussi bien Ć  lā€™idĆ©e de transporter un objet quā€™Ć  celle de porter un nouveau-nĆ© ou une personne malade qui ne peut se dĆ©placer toute seule dā€™un endroit Ć  un autre. Mieux encore, la fonction phorique est selon la belle dĆ©finition de Pierre Delion Ā«Ā une sorte de philosophie du soin qui consiste Ć  accueillir lā€™autre et Ć  la porter tout le temps nĆ©cessaire, jusquā€™Ć  ce quā€™il puisse se porter lui-mĆŖme, physiquement et psychiquementĀ Ā». Cā€™est le cas de beaucoup de PVVIH, lesquelles ont bien souvent besoin de soutien psychologique dans le processus dā€™acceptation de leur statut sĆ©rologique. La fonction phorique engage donc une pensĆ©e du soin en articulation avec les liens sociaux et familiaux. ƀ rebours de la dĆ©liaison et de lā€™exclusion que le VIH secrĆØte encore dans de nombreux contextes africains, lā€™Ć©thos du lien invite Ć  renforcer lā€™attention phorique Ć  lā€™Ć©gard des PVVIH. En clair, la lutte contre VIH nā€™est pas seulement une lutte contre un virus qui menace dā€™affaiblir irrĆ©versiblement un systĆØme organique, cā€™est aussi concomitamment la lutte contre le virus des prĆ©jugĆ©s, de la stigmatisation, du rejet, etc. Vivre en santĆ© en Afrique avec le VIH dĆ©pend largement du soutien, du respect de votre entourage, de la qualitĆ© des liens familiaux, amicaux et professionnels. Le lien est primordial pour la santĆ© mentale et physique des PVVIH. Pour les personnes malades, le lien permet de vivifier la fonction soignante et le processus de guĆ©rison.

 

PrĆ©cisons immĆ©diatement que lorsquā€™on parle de lien, il ne sā€™agit aucunement de commisĆ©ration ou de pitiĆ©, mais de respect et de considĆ©ration Ć  lā€™Ć©gard des personnes dont la maladie ou la sĆ©ropositivitĆ© ne saurait remettre en question leur dignitĆ© intrinsĆØque. Ā« Jā€™ai appris quā€™un homme nā€™a le droit dā€™en regarder un autre de haut que pour lā€™aider Ć  se lever Ā», disait Gabriel Garcia Marquez. Le lien en tant quā€™il est indissociable de lā€™existence participe non pas seulement du soin, mais aussi de notre humanisme. PrĆ©server les liens avec lā€™ĆŖtre vulnĆ©rable participe de lā€™Ć©criture de notre humanisme. Le lien est un humanisme. Il rĆ©pond de notre capacitĆ© Ć  poĆ©tiser le monde, Ć  lui donner un sens. Ce ne sont dā€™ailleurs pas les prĆ©ceptes religieux ou les sagesses ancestrales qui nous diront le contraire. Bien au contraire. Elles nous enseignent quā€™il nā€™y a pas dā€™accomplissement de soi dans lā€™indiffĆ©rence Ć  lā€™Ć©gard de lā€™autre.

 

Dans Mathieu 25, 26 par exemple JĆ©sus ditĀ sur fond de promesse de bĆ©nĆ©diction : Ā«Ā Jā€™Ć©tais malade et vous mā€™avez visitĆ©Ā Ā». En lā€™islam aussi le fait dā€™entretenir une relation dā€™attention phorique est prĆ©sentĆ© comme une obligation rĆ©tribuĆ©e par Dieu. Le ProphĆØte Mohamed a dit : Ā« Lorsque lā€™un de vous entreprend de visiter son frĆØre malade, il cueille les fruits et les fleurs du Paradis jusquā€™Ć  ce quā€™il en vienne Ć  sā€™asseoir. Lorsquā€™il sā€™assied, il se voit complĆØtement recouvert par la misĆ©ricorde dā€™Allah. Si cette visite a eu lieu en matinĆ©e, soixante-dix mille anges imploreront les bĆ©nĆ©dictions dā€™Allah sur lui jusquā€™au soir. Et si elle a eu lieu en soirĆ©e, soixante-dix mille anges imploreront les bĆ©nĆ©dictions dā€™Allah sur lui jusquā€™au matin. Ā».

 

Et il a Ć©galement ditĀ :

Ā«Ā Le musulman qui rend visite Ć  son frĆØre malade ne cesse de cueillir des fruits du Paradis jusquā€™Ć  ce quā€™il le quitte. [ā€¦]Ā Celui qui marche pour aller rendre visite Ć  un malade baigne dans la misĆ©ricorde de Dieu.Ā  Et lorsquā€™il sā€™assoit auprĆØs du malade, ils sont tous deux submergĆ©s de misĆ©ricorde jusquā€™Ć  ce quā€™il retourne chez lui.Ā Ā»

 

Dans les cosmogonies africaines aussi, la prĆ©sence au monde est faite dā€™obligations morales de mĆŖme nature que celles Ć©voquĆ©es prĆ©cĆ©demment. Lā€™Ć©quilibre de la sociĆ©tĆ© repose bien souvent sur la capacitĆ© des uns Ć  prendre soin des plus fragiles ou des moins nantis. Cā€™est le cas du bissoĆÆsme en RĆ©publique dĆ©mocratique du Congo et de lā€™Ubuntu en Afrique du Sud.

 

ThĆ©orisĆ© par Tshiamalenga Ntumba, le bissoĆÆsme est une Ć©thique qui considĆØre que la santĆ© et le bien-ĆŖtre du Ā«Ā jeĀ Ā» (ngai, en lingala) dĆ©rivent ou dĆ©pendent du Ā«Ā nousĀ Ā» (bisso, en lingala). En fait, dans le bissoĆÆsme, lā€™existence du Ā«Ā jeĀ Ā» passe par lā€™ĆŖtre-ensemble, cā€™est-Ć -dire le maintien des liens fĆ©conds et solides entre les individus malades ou en santĆ©. Il en va de mĆŖme pour la philosophie de lā€™Ubuntu.

 

Difficilement traduisible en FranƧais, Ubuntu (lire ouboun-tou) est une notion largement rĆ©pandue en Afrique australe qui signifie Ā«Ā je suis parce que nous sommes. Cā€™est aussi lā€™idĆ©e dā€™une solidaritĆ© de destin entre lā€™individu et son groupe dā€™appartenance. Elle intĆØgre la personne dans le collectif suivant un schĆ©ma dans lequel lā€™individualitĆ© se nourrit et prend tout son sens dans son rattachement au collectif. Cā€™est la dimension relationnelle de la personne qui est la clĆ© du dĆ©veloppement de sa personnalitĆ©. Elle se traduit trĆØs concrĆØtement par des actes de fraternitĆ© et de solidaritĆ©.

 

Selon une anecdote trĆØs rĆ©pandue, un anthropologue proposa un jeu Ć  des enfants dā€™une tribu africaine. Elle dĆ©posa un immense panier de fruits au pied dā€™un arbre et dit aux enfantsĀ : Ā«Ā le premier Ć  arriver au pied de lā€™arbre emportera le panierĀ Ā». Au signal, tous les enfants sā€™Ć©lancĆØrent main dans la main vers lā€™arbre. Puis ils sā€™assirent ensemble pour profiter de leur rĆ©compense. Lorsque lā€™anthropologue trĆØs Ć©tonnĆ©e leur demanda pourquoi ils avaient agi ainsi, alors que lā€™un dā€™entre eux aurait pu avoir tout le panier Ć  lui tout seul, ils rĆ©pondirent en chœurĀ : Ā«Ā Ubuntu. Comment lā€™un dā€™entre nous peut-il ĆŖtre heureux si tous les autres sont tristes? Ā». Comme disait le cĆ©lĆØbre Ć©crivain et ethnologue malien Amadou HampĆ¢tĆ© BĆ¢Ā : Ā«Ā pour qu’un enfant grandisse, il faut tout un village Ā».

 

Ā«Ā Dans notre langue africaine, Ć©crit Desmond Tutu, nous disons Ā«Ā une personne nā€™est une personne que par dā€™autres personnesĀ Ā». Nous ne saurions ni penser, ni marcher, ni parler, ni nous conduire comme des ĆŖtres humains si nous ne lā€™apprenions dā€™autres ĆŖtres humains. Nous avons besoin dā€™autres humains pour ĆŖtre humain. Jā€™existe parce que dā€™autres personnes existent. [ā€¦] Nous le savons, notre humanitĆ© est indissociable de cette des autres. Un ĆŖtre humain isolĆ©, solitaire, est vĆ©ritablement une contradiction dans les termes. [ā€¦]. La vertu quā€™est lā€™ubuntu rend les gens rĆ©silients, elle leur permet de survivre et de ressortir toujours humains de toutes les entreprises deshumanisation Ā» [1].

 

Le lien entre les humains que nous venons de prĆ©senter Ć  travers les exemples du bissoĆÆsme et de lā€™Ubuntu nā€™est pas seulement lā€™idĆ©e/interprĆ©tation traditionnelle, triviale de lā€™unanimisme ou de la primautĆ© du groupe sur lā€™individu quā€™on projette souvent de maniĆØre paresseuse sur lā€™Afrique, mais lā€™idĆ©e selon laquelle le dĆ©veloppement et la rĆ©silience dā€™une communautĆ© ne se rĆ©alisent que dans le bien-ĆŖtre de ses membres. Ainsi, on pourrait tour Ć  tour parler de Ā«Ā portance collectiveĀ Ā» et de Ā«Ā lien capacitaireĀ Ā».

 

Suivant la premiĆØre expression, il sā€™agit de notre capacitĆ© Ć  se Ā«Ā porterĀ Ā» ensemble et suivant la seconde, il sā€™agirait de ces attentions phoriques qui (re)donnent au sujet malade ou vivant avec le VIH les moyens physiques et psychiques de dĆ©passer son Ć©tat. Un peu Ć  lā€™image du bananier qui ne doit sa rĆ©sistance aux intempĆ©ries quā€™Ć  sa proximitĆ© avec dā€™autres bananiers, les liens sociaux et familiaux sont gĆ©nĆ©rateurs de guĆ©rison et de vie. En fait, le lien est Ć  comprendre comme une attitude gĆ©nĆ©rique, un levier socio-anthropologique ou religieux qui comprend tout ce que nous faisons socialement pour dĆ©construire le registre maladif, lugubre et mortuaire auquel est spontanĆ©ment associĆ© le VIH.

 

Cas spƩcifique des populations clƩs

 

Les populations clĆ©s, notamment les homosexuels et les hommes ayant des rapports avec des hommes, les personnes transgenres, les professionnel.les du sexe font lā€™objet dā€™une stigmatisation croisĆ©e en raison de leur identitĆ© de genre ou de leur orientation sexuelle. Autrement dit, Ā«Ā les identitĆ©s sociales stigmatisĆ©es se chevauchent, ce qui entraĆ®ne des formes multiples et convergentes de stigmatisationĀ Ā». En plus dā€™ĆŖtre marginalisĆ©es, voire violentĆ©es du fait de leurs orientations ou activitĆ©s sexuelles, ces personnes sont trĆØs souvent stigmatisĆ©es et rejetĆ©es du fait de leur sĆ©ropositivitĆ©. Les donnĆ©es statistiques disponibles et sans doute sous-estimĆ©es sont alarmantes. Ā«Ā Une Ć©tude rĆ©alisĆ©e en Afrique du Sud et en Zambie a montrĆ© que la majoritĆ© des professionnel.les de la santĆ© interrogĆ©(e)s avaient une attitude nĆ©gative Ć  l’Ć©gard des populations clĆ©s. Des Ć©tudes menĆ©es au Malawi, au Botswana et en Namibie ont rĆ©vĆ©lĆ© que lesĀ hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes avaient deux fois plus de chances d’avoir peur de se faire soigner et plus de six fois plus de chances de se voir refuser des services que les hĆ©tĆ©rosexuelsĀ Ā».

 

Les populations clĆ©s vivent pour ainsi dire une double peine aux consĆ©quences extrĆŖmement prĆ©judiciables pour leur santĆ© et leur bien-ĆŖtre. En tant que facteur de comorbiditĆ© sociale, cette double peine dĆ©clenche ou accĆ©lĆØre le dĆ©pĆ©rissement de leur systĆØme immunitaire. Elle sā€™imprime dans les corps physiques quā€™elle finit par abĆ®mer irrĆ©versiblement. Cā€™est la rencontre tragique entre une vie sociale lacĆ©rĆ©e et un corps physique Ć©puisĆ©.

 

Cā€™est sans doute pour pallier cette situation que le Fonds mondial de la lutte contre le SIDA, la tuberculose et le paludisme (p. 46) entend plus que jamais soutenir et Ā« faire valoir le rĆ“le quā€™ont Ć  jouer les organisations communautaires (y compris les associations de femmes et de LGBTQ+) dans la conception et la mise en œuvre de programmes visant Ć  remettre en question les normes, les prĆ©jugĆ©s et les stĆ©rĆ©otypes sexuels nĆ©fastes, de soutenir lā€™intĆ©gration de plans dā€™action nationaux sensibles au genre dans les stratĆ©gies multisectorielles visant la santĆ© et les trois maladies Ā».

 

Insistons pour le dire: le lien tisse la vie. Ā« Un manque de soutien de la part de la famille et des membres de la communautĆ© peut entraver l’observance du traitement et interfĆ©rer avec la gestion du VIHĀ Ā». LĆ  oĆ¹ la pathologie, la prĆ©caritĆ© sanitaire, la stigmatisation et la discrimination sociale dessĆØche la vie, le lien apporte le soutien et la fraicheur. Bref, lorsque le lien est maintenu avec un sujet malade, convalescent ou porteur du VIH, ses fragiles Ć©cuelles, ses probabilitĆ©s de guĆ©rir et de vivre se potentialisent, sā€™accroissent inexorablement. La prĆ©servation des liens lui permet en tout cas de faire face Ć  la finitude (la mort) avec dignitĆ©.

 

S’il ne fallait retenir que quelques mots…

 

Retenons en terminant aussi que le lien humain est biface : individuel et collectif. Il y a une dimension instituĆ©e et une dimension informelle (sociale, familiale, professionnelle, amicale). Cā€™est son caractĆØre informel qui aura prioritairement retenu notre attention ici. En insistant sur cet aspect, lā€™idĆ©e Ć©tait de montrer que la lutte contre le VIH/SIDA nā€™appartient pas seulement aux professionnels de la santĆ©. Cā€™est une fonction soignante en partage qui va bien au-delĆ  de lā€™aspect hospitalier. La guĆ©rison ou le bien-ĆŖtre des PVVIH exige beaucoup plus que lā€™aspect mĆ©dicamenteux ou bio-mĆ©dical. Il implique fortement la dimension Esse ad, cā€™est-Ć -dire lā€™ĆŖtre avec. En clair, au cœur de la pandĆ©mie VIH/SIDA, la fabrique de la vie repose sur les liens en tant que constitutifs du soin.

 

Lā€™Ć‰thos du lien sĆ©crĆØte, abrite et dissĆ©mine un potentiel de soin. Il implique une relation dā€™attention phorique avec des personnes fragilisĆ©es dans leur corps et dans leur esprit, donc limitĆ©es de maniĆØre temporaire ou permanente dans leur capacitĆ© de maniĆØre Ā« normale Ā» ou Ā« autonome Ā» au sein dā€™une collectivitĆ©. Le lien institue une relation fĆ©conde, humanisante, holistique, vivifiante entre liens, soin et vie.

 

Nul doute que lā€™articulation ou le renforcement dā€™une alliance thĆ©rapeutique entre la dimension biomĆ©dicale et lā€™aspect social/familiale du soin contribuerait assurĆ©ment et efficacement Ć  lā€™Ć©radication du VIH/SIDA.

 

[1] Desmond Tutu, Dieu fait un rĆŖve. Une vision dā€™espĆ©rance pour notre temps (2004), trad. Chapdelaine Gagnon, Ottawa, Novalis/DesclĆ©e de Brouwer, 2008, pp. 35-36.

 

NB: Une premiĆØre version de cet article a Ć©tĆ© publiĆ©e dans la lettre d’information du Bureau de la Circonscription Africaine du Fonds Mondial.

 

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