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Quand le Sud global se suicide pour soigner le Nord global. À propos du recrutement international des professionnels de la santé
OFM Edition 169

Quand le Sud global se suicide pour soigner le Nord global. À propos du recrutement international des professionnels de la santé

Author:

Christian Djoko et Ekelru Jessica

Article Type:
ANALYSE

Article Number: 3

Le recrutement international des infirmières par les pays riches est un phénomène qui a pris de l'ampleur au cours des dernières décennies. Les pays développés, confrontés à un vieillissement de la population, à une demande croissante de services de santé et à une pénurie de personnel infirmier, se tournent de plus en plus vers les pays en développement pour combler ce déficit. Cette pratique a des répercussions profondément négatives sur les systèmes de santé des pays africains, qui perdent souvent leurs infirmières qualifiées au profit des pays riches.

Contexte 

 

Les pays développés, notamment ceux d’Amérique du Nord et d’Europe, font face à une crise du personnel de santé. Le vieillissement de la population, l’augmentation des maladies chroniques et les conditions de travail difficiles ont conduit à une pénurie d’infirmières. Pour combler ce manque, ces pays ont mis en place des politiques de recrutement international agressives, ciblant principalement les pays en développement où le coût de la formation des infirmières est plus faible et où les conditions économiques poussent ces professionnelles à chercher de meilleures opportunités à l’étranger. Si ce mouvement offre des opportunités individuelles aux infirmières migrantes, il engendre aussi des conséquences complexes pour les systèmes de santé des pays d’origine.

 

États des lieux

 

Les pays développés, notamment ceux d’Amérique du Nord, d’Europe occidentale et de certaines régions d’Asie, font face depuis quelques années à une demande croissante de soins de santé en raison du vieillissement de la population, l’augmentation des maladies chroniques, de la pandémie de COVID-19, des conditions de travail difficiles, des progrès technologiques médicaux et des attentes accrues en matière de qualité des soins. Cette demande a exacerbé la pénurie de personnel infirmier qualifié, incitant ces pays à recruter activement à l’étranger. Selon une étude de Global Burden of Disease, (GBD) le nombre d’infirmières et de sages-femmes disponibles en 2019 était de 29,8 millions (avec un intervalle d’incertitude de 95% allant de 23,3 à 37,7 millions) et la pénurie mondiale d’infirmières et de sages-femmes était évaluée à 30,6 millions, soit quatre fois plus que l’estimation de 7,5 millions produite par l’OMS, bien que ces chiffres se basent sur des définitions différentes.

 

Figure 1 : Estimations différentes de la pénurie d’infirmières: OMS et GBD

Source : Rapport du Conseil international des infirmières « Se relever pour reconstruire » (p.18)

 

Environ 80% des migrations internationales d’infirmiers sont principalement initiées par sept ou huit pays riches, dont la Grande-Bretagne, les États-Unis et le Canada. Ces pays mettent en place des politiques et des programmes attractifs, offrant des incitations financières, des opportunités de carrière et des facilités de relocalisation pour attirer les infirmiers qualifiés des pays en développement en général et en Afrique en particulier.

 

 

Figure 2 : Sélection de pays de l’OCDE, en pourcentage d’infirmières formées à l’étranger, année la plus récente

Source : Rapport du Conseil international des infirmières « Se relever pour reconstruire » (p.51)

 

En 2020, l’OMS a publié une liste rouge visant à empêcher les pays riches de débaucher des travailleurs de la santé dans les pays où il y a une pénurie de personnel de santé. La liste comprend le Nigéria, le Ghana, le Zimbabwe et 34 autres pays de la région Afrique. Malgré l’existence de cette liste, plus de 2 200 nouvelles infirmières étrangères enregistrées au Royaume-Uni (soit 20%) de mars à septembre 2022, provenaient du Nigéria et le Ghana. Les données de l’Association des infirmières et sages-femmes du Ghana montrent que près de 4 000 infirmières ont quitté le pays en 2022, tandis qu’au Zimbabwe, plus de 4 000 travailleurs de la santé, dont environ 2 600 infirmières, ont quitté le pays en 2021 et 2022, a révélé le gouvernement zambien.

 

Dans la région d’Afrique francophone, c’est le même son de cloche. Le Québec a considérablement investi dans le recrutement actif d’infirmières en Afrique, offrant des bourses de 65 000 $ par infirmière. À l’horizon 2025, environ 1000 étudiantes recrutées en Afrique (Cameroun, Maurice, Maroc, etc.) devraient avoir terminé leur mise à niveau pour devenir infirmières dans la plus grande province francophone du Canada.

 

Si ce mouvement offre des opportunités individuelles aux infirmières migrantes, il engendre aussi des conséquences complexes pour les systèmes de santé des pays d’origine. Bien que possédant quelques fois des programmes de formation infirmière robustes, les pays africains souffrent de contraintes économiques qui limitent leur capacité à offrir des salaires compétitifs et des conditions de travail attractives. Cette disparité incite de nombreuses infirmières à chercher des opportunités à l’étranger pour améliorer leurs conditions de vie et de travail.

 

Conséquences pour les pays africains

 

Le recrutement international d’infirmières soulève des préoccupations éthiques fondamentales. Le départ d’infirmières qualifiées vers des pays riches prive les systèmes de santé africains de compétences essentielles.

 

Perte de compétences et de main-d’œuvre

 

La migration des infirmières représente une perte substantielle de compétences et d’expérience pour les systèmes de santé des pays en développement. Prenons une fois de plus le cas du Nigéria. Les projections basées sur la croissance démographique de 2016 à 2030 de ce pays d’Afrique de l’Ouest indiquent qu’il pourrait y avoir un déficit de 140 000 infirmières et sages-femmes en 2030 par rapport à 2016, soit une pénurie de 29%. Au Cameroun, l’un des pays ciblés par la première phase de recrutement du Québec, on compte seulement 0,55 médecin, infirmière et sage-femme pour 1 000 habitants, et ce ratio a diminué entre 2008 et 2018. Cette situation contraste fortement avec celle du Canada, où il y a 14,2 professionnels de la santé pour 1 000 habitants.

 

Singulièrement, les infirmières migrantes sont souvent parmi les plus qualifiées et expérimentées, ce qui aggrave le déficit de personnel compétent dans les hôpitaux et les cliniques locaux. En plus de la pénurie créée, cette fuite assistée des infirmières qualifiées du Sud global entraîne une augmentation de la charge de travail pour les professionnels de santé restants, un cycle continu d’épuisement professionnel, un risque élevé d’erreurs médicales, une diminution de la qualité des soins dispensés voire une multiplication des déserts médicaux. Les régions avec un faible ratio d’infirmières par rapport à la population enregistrent inévitablement des taux de mortalité plus élevés, notamment chez les mères et les enfants. Il va sans dire que les maladies infectieuses, telles que le VIH/SIDA, la tuberculose et le paludisme, sont également plus difficiles à contrôler sans un personnel infirmier adéquat.

 

Le recrutement des professionnels de la santé en Afrique ne compromet pas seulement la qualité des soins prodigués aux patient(e)s, il crée un déséquilibre entre les pays riches et les pays africains en termes d’accès aux soins de santé.

 

Aggravation des inégalités de santé

 

Le départ des infirmières qualifiées a également un effet domino sur la formation et l’éducation des nouvelles générations de professionnels de santé. Les infirmières expérimentées jouent souvent un rôle crucial dans la formation clinique des étudiant(e)s infirmier(e)s. Leur absence réduit inévitablement la qualité de l’enseignement et la préparation pratique des nouveaux diplômés, créant un cercle vicieux de sous-qualification et d’émigration continue. En Ouganda, par exemple, les programmes de formation infirmière ont souffert de la perte d’instructeurs qualifiés, ralentissant ainsi la formation de nouvelles infirmières et aggravant la pénurie. Au Zimbabwe, la migration de personnel médical a contribué à la fermeture de certaines cliniques rurales, laissant des communautés entières sans accès aux soins essentiels.

 

Cet exode des infirmières vers les pays riches, cette fuite des cerveaux et compétences, quoiqu’on en pense à un niveau individuel, à un impact négatif d’un point de systémique. Il entraîne une perte significative de capital humain et un affaiblissement des systèmes de santé locaux.

 

Figure 3 :

 

En recrutant des infirmières expérimentées dans les pays les plus pauvres, les pays riches externalisent en réalité les coûts de formation, acquérant des infirmières diplômées à moindre coût sans offrir de compensation. Autrement dit, lorsque ces professionnels de la santé quittent leur pays d’origine, l’investissement des États dans leur formation est non seulement perdu, mais ces États doivent également assumer les coûts supplémentaires pour former et recruter de nouveaux personnels. Cette migration de ressources humaines qualifiées inflige donc une double charge financière aux pays africains, aggravant encore les défis auxquels leurs systèmes de santé sont déjà confrontés.

 

Au cours d’une entrevue accordée à Radio France Internationale le 17 mars 2024, le directeur général du Conseil International des Infirmiers/Infirmières, Howard Catton a affirmé à juste titre que cette situation « donne le sentiment de faire partie d’une forme de néocolonialisme : les pays à revenu élevé utilisent leur puissance économique et leur richesse pour prélever ce dont ils ont besoin dans des pays plus fragiles. Ils instaurent une nouvelle forme de dépendance inquiétante à long terme, car elle fait obstacle au développement de systèmes de santé accessibles à tous ».

 

Impact socio-économique

 

Concernant l’impact socio-économique de ce recrutement, il y a d’emblée lieu de rappeler que l’Afrique, avec 1,3 milliard d’habitants, représente 17 % de la population mondiale et supporte la charge de morbidité la plus élevée, avec 25 % des malades mondiaux. Selon un rapport de l’OMS de 2019, les maladies et épidémies entraînent une perte de productivité de 2 400 milliards de dollars internationaux par an pour les 47 pays de la région, équivalant à 630 millions d’années de vie active perdues. Ce rapport souligne également que chaque année, 14 millions d’Africains tombent dans la pauvreté à cause des dépenses de santé croissantes, exacerbées par une centaine d’urgences sanitaires annuelles. Les paiements directs par habitant pour les soins de santé ont plus que doublé de 15 dollars en 1995 à 38 dollars en 2014.

 

Le Fonds mondial, l’Agenda de Lusaka, et toutes les initiatives mondiales pour la santé (IMS) s’accordent sur le fait qu’il ne peut y avoir de résultats satisfaisants ni de progrès vers l’éradication du VIH, de la tuberculose et du paludisme ni la réalisation des Objectifs de Développement Durable (ODD) à l’horizon 2030, sans la cristallisation de systèmes de santé résistants et pérennes (SRPS). Toutefois, une question cruciale se pose face au contexte de migration massive des professionnels de la santé vers les pays du Nord : comment renforcer les systèmes de santé des pays en développement lorsque leurs infirmières qualifiées sont attirées par de meilleures opportunités à l’étranger? Comment espérer établir des SRPS sans un nombre suffisant de personnels infirmiers qualifiés? Cette situation met en lumière une contradiction paradoxale : les pays occidentaux, qui sont les principaux donateurs des initiatives mondiales pour la santé, risquent de saper les fondations sanitaires qu’ils cherchent officiellement à renforcer. En drainant les ressources humaines critiques des systèmes de santé des pays en développement, ces nations contribuent indirectement à la fragilisation des infrastructures sanitaires qu’ils prétendent vouloir consolider. Il est impératif de résoudre cette contradiction pour garantir que les objectifs globaux de santé publique et développement puissent être atteints, en trouvant un équilibre entre les besoins des pays riches en personnel de santé et la nécessité de maintenir des systèmes de santé robustes et autonomes dans les pays en développement.

 

Solutions (?)

 

Pour atténuer les effets négatifs de la migration des infirmières, l’OMS a adopté en 2010 un Code de pratique mondial pour le recrutement international des personnels de santé. Un énoncé clé de cet instrument non contraignant affirme que : « les États membres devraient décourager le recrutement actif de personnels de santé originaires de pays en développement confrontés à des pénuries aiguës de personnels de santé ». Cependant, la mise en œuvre de ce dispositif s’est révélée très souvent inefficace. D’où la nécessité de le renforcer.

 

En outre, il est impératif de renforcer les systèmes de santé locaux en Afrique pour contrer la fuite des cerveaux vers les pays riches. Cela nécessite des investissements accrus dans plusieurs domaines clés. En premier lieu, investir dans l’éducation et la formation continue des infirmières est essentiel. Des bourses d’études, des programmes d’échange international, et des opportunités de développement professionnel doivent être mis en place pour encourager les infirmières à rester et à contribuer au renforcement des systèmes de santé locaux.

 

Ces initiatives doivent être complétées par des politiques visant à améliorer les conditions de travail des infirmières, en offrant des environnements de travail sûrs, des horaires de travail raisonnables et des perspectives de carrière claires et motivantes. L’augmentation des salaires est également cruciale pour rendre les postes locaux plus attractifs et compétitifs par rapport aux opportunités à l’étranger.

 

Il est également essentiel de doter les établissements de santé africains de meilleurs équipements et ressources. Cela comprend non seulement les fournitures médicales de base, mais aussi l’accès à des technologies modernes et à des infrastructures de qualité. Un environnement de travail bien équipé et bien soutenu peut grandement améliorer la satisfaction professionnelle et la rétention des infirmières.

 

Pour compléter ces efforts, des partenariats avec des institutions internationales et des ONG peuvent être développés pour faciliter des programmes d’échange et des collaborations internationales. Ces partenariats peuvent offrir des opportunités de formation avancée et d’expertise technique, tout en renforçant les capacités locales.

 

En fin de compte, freiner ou contenir le recrutement du professionnel(le)s de la santé en Afrique exige une approche holistique et soutenue, intégrant des investissements financiers (nous avons eu l’occasion de le dire à plusieurs reprises, notamment dans cet article au titre évocateur : « Augmenter le financement intérieur de la santé en Afrique : Enjeux et nécessité »), des politiques de soutien, et des initiatives de collaboration internationale. Seule une telle approche peut créer un environnement où les infirmières se sentent valorisées et motivées à rester et à contribuer positivement à la santé de leurs communautés.

 

Conclusion

 

Le recrutement international des infirmières par les pays riches a des conséquences profondes et souvent néfastes pour les systèmes de santé des pays en voie de développement. Bien que les opportunités offertes aux infirmières migrantes soient indéniablement bénéfiques sur le plan individuel, les coûts sociaux et sanitaires pour les pays d’origine sont élevés. Des stratégies concertées, incluant entre autres des politiques de rétention efficaces (augmentation du financement domestique de la santé), des partenariats internationaux équitables et des régulations éthiques du recrutement, sont essentielles pour atténuer ces impacts négatifs. Il est crucial que les pays développés reconnaissent leur responsabilité partagée dans ce phénomène et œuvrent à des solutions soutenables pour tous.

 

 

 

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