Le vecteur social des maladies
Author:
Christian Djoko
Article Type:Article Number: 4
La lutte contre le VIH, la tuberculose et le paludisme est trĆØs souvent axĆ©e sur une approche essentiellement hygiĆ©niste, thĆ©rapeutique ou biomĆ©dicale. Sans remettre en cause lāintĆ©rĆŖt ou la pertinence dāune telle approche, cet article suggĆØre dāĆ©largir rĆ©solument lāambition de cette lutte jusquāaux frontiĆØres des inĆ©galitĆ©s sociales.
La santĆ© tout comme la maladie ne sont pas des Ć©tats de fait strictement alĆ©atoires ou naturels. Elles ne dĆ©pendent pas seulement de la constitution biologique, de lāenvironnement, des comportements individuels ou de la prise en charge mĆ©dicale. Leur distribution est presque toujours fonction du statut socioprofessionnel ou de lāappartenance sociale. Ceux et celles qui sont au sommet de la pyramide sociale jouissent dāune meilleure santĆ© que ceux et celles qui sont directement en dessous dāeux, lesquels eux-mĆŖmes sont en meilleure santĆ© que ceux et celles qui sont juste en dessous ā¦et ainsi de suite jusquāau plus bas de la pyramide. Autant dire que plus on grimpe dans la hiĆ©rarchie sociale, meilleure est notre Ć©tat de santĆ©. Cāest ce quāon appelle communĆ©ment leĀ gradient social de santĆ©. Ce qui est valable au niveau interne aux Ćtats lāest davantage au niveau international.
Des inƩgalitƩs sociales aux vulnƩrabilitƩs sanitaires
Les lignes qui suivent dĆ©montrent que les inĆ©galitĆ©s sociales renforcent les vulnĆ©rabilitĆ©s sanitaires, prolongent les pandĆ©mies et nourrissent une inĆ©galitĆ© (durĆ©e et qualitĆ©) des vies Ć lāĆ©chelle internationale. On a pu le constater avec la pandĆ©mie COVID-19.
Celle-ci aĀ Ā« frappĆ© de maniĆØre disproportionnĆ©e des centaines de millions de personnes parmi les populations les plus dĆ©favorisĆ©es, comme celles qui vivent dans des pays Ć revenu faible ou intermĆ©diaire, appartiennent Ć des groupes socialement discriminĆ©s ou occupent un emploi informel, ainsi que les filles et les femmes Ā».Ā Elle a surtoutĀ Ā« rappelĆ© une dure rĆ©alitĆ© : un accĆØs inĆ©gal aux revenus et aux opportunitĆ©s est non seulement source de sociĆ©tĆ©s injustes, dĆ©traquĆ©es et malheureuses, mais tue littĆ©ralement des gens Ā». Jayati Ghosh Ā«Ā Avant-proposĀ Ā» dansĀ Les inĆ©galitĆ©s tuent, Oxford, Document dāinformation dāOxfam- janvier 2022, p. 4. |
Relativement aux VIH, Ć la tuberculose et au paludisme, le constat est le mĆŖme. Le gradient social de santĆ© revĆŖt, ici Ć©galement, une puissance explicative importante. Les maladies sont plus prĆ©sentes au bas de lāĆ©chelle sociale et diminuent au fur et Ć mesure que lāon monte dans lāĆ©chelle. De lāavis mĆŖme du Directeur ExĆ©cutif de Fonds mondial et de la Directrice ExĆ©cutive de lāONUSIDA, Ā«Ā dans le combat qui vise Ć mettre un terme aux maladies, les inĆ©galitĆ©s sont souvent le principal obstacle Ā».Ā Car elles aggravent les pandĆ©mies et sāen nourrissent (causation bidirectionnelle). Elles dĆ©nichent les brĆØches dans nos sociĆ©tĆ©s et les agrandissent. Bref, elles rendent les maladies et les pandĆ©mies plus longues, plus mortelles et plus prĆ©judiciables pour les pays en voie de dĆ©veloppement, au rang desquels on retrouve de nombreux pays africains; rĆ©gion du monde qui souffre le plus de pauvretĆ© et qui porte la charge la plus importance de certaines maladies.
Sāil est vrai quāavec la recherche et lāaccessibilitĆ© des antirĆ©troviraux (ARV) lāespĆ©rance de vie des personnes vivant avec le VIH a globalement augmentĆ© Ć travers le monde, celle-ci demeure cependant proche de la moyenne propre Ć chaque pays. Ainsi, quand lāespĆ©rance de vie dāun homme vivant avec le VIH et a href=”https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/SP.DYN.LE00.MA.IN?locations=TD”>sous traitement est de 53Ā ans au Tchad et de 54,2 ans pour une personne sĆ©ronĆ©gative nĆ©e en 2019,Ā elle est de 69,4Ā ans au CanadaĀ et 82 ans pour une personne sĆ©ronĆ©gative nĆ©e 2019. Les seize et vingt-huit annĆ©es dāĆ©cart respectif entre les deux catĆ©gories des pays citĆ©s ne peuvent pas ĆŖtre attribuĆ©es Ć la seule loterie naturelle de la vie ou Ć un dĆ©terminisme religieux du type Ā«Ā cāĆ©tait son jourĀ Ā» (entendu iciĀ commeĀ : le jour oĆ¹ il devait nĆ©cessairement mourir). Sāil est vrai que dāautres facteurs (genre, Ć¢ge, constitution biologique, couleur de peau, handicap, etc.) entrent dans la distribution des vulnĆ©rabilitĆ©s sanitaires, on peut nĆ©anmoins affirmer que les facteurs socio-Ć©conomiques (les inĆ©galitĆ©s de revenus, la prĆ©caritĆ© sociale, lāinsuffisance des ressources Ć©tatiques, la faiblesse du systĆØme de santĆ©, etc.) rendent compte de lāĆ¢ge peu Ć©levĆ© que peuvent espĆ©rer atteindre les Tchadiennes et Tchadiens vivant avec le VIH.
Ć lāĆ©chelle internationale, il y a de maniĆØre gĆ©nĆ©rale une corrĆ©lation factuelle, empirique entre le niveau des revenus ou du PIB et la vulnĆ©rabilitĆ© face aux maladies et aux pandĆ©mies. Le niveau de vie subordonne, dĆ©termine, structure de maniĆØre centrale et dĆ©cisive ces vulnĆ©rabilitĆ©s. Ā«Ā Avoir un statut social plus Ć©levĆ©, un emploi plus stable, ĆŖtre plus riche et plus diplĆ“mĆ© ne garantit pas seulement une meilleure situation sociale, une plus grande aisance financiĆØre et des conditions dāexistence plus favorable, elle permet Ć©galementĀ une vie plus longue et en meilleureĀ santĆ©Ā Ā».
Compte tenu de lāĆ©troitesse dāun tel article, nous ne pouvons nous livrer dāabondantes prĆ©cisions sur ce point prĆ©cis. Mais on peut retenir quāil y a une diffĆ©rence importante entre lāespĆ©rance de vie qui rĆ©fĆØre Ć la durĆ©e et celle qui renvoie Ć la qualitĆ© de vie. Ā«Ā Dāun cĆ“tĆ©, combien dāannĆ©es peut-on espĆ©rer vivre ? De lāautre, que peut-on espĆ©rer de la vie ? Passer de la premiĆØre Ć la seconde formulation dĆ©place radicalement la perspective. Parler dāinĆ©galitĆ© des vies nāest plus seulement sāinterroger sur les disparitĆ©s de leur durĆ©e, mais considĆ©rer les diffĆ©rences entre ce quāelles sont et ce que les individus sont en droit dāen attendre. On ne parle plus lĆ de quantitĆ©, mais de qualitĆ©, non plus de longĆ©vitĆ©, mais de dignitĆ©Ā Ā», Didier Fassin,Ā LāinĆ©galitĆ© des vies, LeƧon inaugurale prononcĆ©e au CollĆØge de France le jeudi 16 janvier 2020. |
Les inƩgalitƩs mondiales tuent en Afrique
En fait, ce sont les structures Ć©conomiques domestiques et surtout internationales qui gĆ©nĆØrent ces inĆ©galitĆ©s profondes. Les effets sont particuliĆØrement criants en Afrique subsaharienne. LāinsĆ©curitĆ© sanitaire – et partant lāinĆ©galitĆ© des vies ā qui fait le lot quotidien du continent cāest avant tout lāĆ©chelle croissante des inĆ©galitĆ©s mondiales.
Prenons un autre exemple pour illustrer notre propos. Imaginons le cas dāune femme kenyane qui prĆ©sente depuis plusieurs semaines les symptĆ“mes suivantsĀ : inconfort physique, amaigrissement progressif, fiĆØvre, toux prolongĆ©e, ganglions lymphatiques enflĆ©s, perte dāappĆ©tit, essoufflements et douleurs thoraciques. Elle se rend Ć lāhĆ“pital et dĆ©couvre Ć lāissue des examens mĆ©dicaux quāelle souffre de tuberculose. Nonobstant la prise en charge mĆ©dicale, elle dĆ©cĆØde quelques jours plus tard. Une premiĆØre lecture, en lāoccurrence mĆ©dicale, parle alors dāune complication liĆ©e Ć une dĆ©tection tardive de la forme active de la maladie. Mais il y a dāautres faƧons (complĆ©mentaires) dāĆ©lucider les causes de son dĆ©cĆØs. Une analyse plus large permettrait de dĆ©couvrir que si cette femme de mĆ©nage (profession), veuve et mĆØre de 5 enfants sāest rendue tardivement Ć lāhĆ“pital, cāest parce quāelle Ć©tait confrontĆ©e Ć un problĆØme dāaccĆØs aux soins (coĆ»ts, distance, assurance, etc.). Pire encore, elle vivait dans un logement insalubre situĆ© dans un quartier pauvre, polluĆ© et extrĆŖmement propice Ć lāĆ©closion des maladies infectieuses. En fait, chez cette dame comme chez plusieurs autres rĆ©sidant(e)s de son quartier, la prĆ©caritĆ© de la vie sociale ou biographique a fini par inscrire son empreinte mortifĆØre dans la vie biologique. En empruntant les mots de lāanthropologue de la santĆ© Didier Fassin, on dira quāici comme dans de nombreuses circonstances sociales similaires, la mort correspondĀ Ć lāinscription dans les corps biologiques des inĆ©galitĆ©s produites par la sociĆ©tĆ©. Cāest pour ainsi dire lāaboutissement des processus par lesquels le social passe sous la peau.
Toutefois, sāil est vrai que les inĆ©galitĆ©s tuent, les solutions sont cependant Ć notre portĆ©e. La lutte contre le VIH, la tuberculose et le paludisme est fondamentalement un enjeu de justice sociale. En dĆ©pit de lāenvergure et de la complexitĆ© de la tĆ¢che, cāest sur les leviers sociaux quāil faut agir pour mieux prĆ©venir ces maladies.
Mieux vaut prƩvenir que guƩrir
Les inĆ©galitĆ©s sociales ne relĆØvent pas du hasard ou de la fatalitĆ©. Elles procĆØdent des choix politiques et Ć©conomiques qui peuvent ĆŖtre corrigĆ©s. Ce qui est construit socialement peut ĆŖtre dĆ©construit socialement. Pour vaincre les maladies, il faut peser sur la cause racinaire du problĆØme, cāest-Ć -dire sāattaquer rĆ©solument aux inĆ©galitĆ©s sociales qui les nourrissent et les aggravent. Pour nous remettre sur les rails et en finir une bonne fois pour toutes avec le VIH, la tuberculose et le paludisme en tant que menaces de santĆ© mondiale, nous avonsĀ Ā«Ā par-dessus toutĀ besoin dāun engagement Ć toute Ć©preuve pour combattre les inĆ©galitĆ©s qui [les] alimentent. Cāest un dĆ©fi que nous pouvons et que nous devons releverĀ Ā», affirment fort justement Peter Sands et Winnie Byanyima.
Compte tenu du fait quāune telle perspective implique inĆ©vitablement une rĆ©forme du systĆØme Ć©conomique mondial et une meilleure redistribution de la richesse crĆ©Ć©e collectivement, celle-ci nāira pas sans susciter de nombreux obstacles ou rĆ©ticences. Il faut en tenir compte, mais sans jamais anesthĆ©sier la tension vers un idĆ©al dāĆ©quitĆ© sociale. LāeffectivitĆ© dāun tel idĆ©al permettrait dāĆ©largir et de dynamiser la palette des dĆ©terminants sociaux de la santĆ©. Car, rĆ©pĆ©tons-le, la rĆ©duction des inĆ©galitĆ©s sociales Ć lāĆ©chelle mondiale constitue le principal viatique contre les vulnĆ©rabilitĆ©s sanitaires et lāinĆ©galitĆ© de vies y affĆ©rentes.
LāintĆ©rĆŖt dāune telle approche, vous lāavez sans doute compris, rĆ©side dans le fait quāelle permet de soigner le mal plutĆ“t que la douleur. Fondamentalement, elle se veut plus prĆ©ventive que curative. Mieux encore, elle suggĆØre de prioriser les solutions systĆ©miques et durables plutĆ“t que le Ā«Ā camionnage humanitaireĀ Ā» de circonstances. Ce nāest pas la charitĆ© qui permet de rĆ©soudre durablement les problĆØmes, mais la justice/Ć©quitĆ© sociale. Il y a en tout cas une prĆ©sĆ©ance pragmatique et Ć©thique de la justice/Ć©quitĆ© sur la charitĆ©. Et comme dit un proverbe Baham (Cameroun)Ā : Ā«Ā Si tu veux venir en aide Ć ton voisin qui a faim, donne-lui les semences plutĆ“t que le maĆÆs grillĆ©Ā Ā». Plus les Ćtats seront divisĆ©s par les inĆ©galitĆ©s sociales, moins ils pourront lutter efficacement contre les maladies et les pandĆ©mies. Une communautĆ© mondiale qui brille par de fortes disparitĆ©s ne peut rester saine.
NBĀ : Cet article a Ć©tĆ© initialement dansĀ le bulletin dāinformation de lāAfrican Constituency.