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Derrière les luttes : Un rapport qui met en exergue les questions de santé mentale chez les activistes œuvrant aux côtés des minorités sexuelles et de genre en Afrique francophone
Author:
Jean Paul Enama et Franck Amani
Article Type:Article Number: 5
L'article présente le rapport Derrière les luttes de l’Alliance Globale des Communautés pour la Santé et les Droits (AGCS PLUS), qui examine la santé mentale des activistes défendant les minorités sexuelles et de genre en Afrique francophone. Dans un contexte de criminalisation, cette question, souvent reléguée au second plan dans les programmes de lutte contre le VIH malgré les objectifs 95-95-95, devient pourtant essentielle. Confrontés à un stress constant et à de multiples pressions, ces activistes doivent composer avec des défis majeurs, notamment les exigences des bailleurs de fonds et un environnement de travail hostile. Le rapport met en lumière ces réalités et formule plusieurs recommandations : un financement accru en santé mentale, une formation adaptée des professionnels de santé et un plaidoyer renforcé en faveur de la décriminalisation.
Introduction
Le 10 Octobre 2024, la Fédération mondiale de la Santé mentale célébrait son 75ième anniversaire sous le thème « il est temps de prioriser la santé mentale dans l’environnement de travail ». Ce thème vient une fois de plus rappeler l’importance de la santé mentale dans le cadre professionnel, plus spécifiquement lorsqu’on exerce auprès des communautés marginalisées ayant un espace civique réduit.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, rappelons l’une des définitions les plus reconnues de la santé mentale. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), elle est définie comme « un état de bien-être mental qui nous permet d’affronter les sources de stress de la vie, de réaliser notre potentiel, de bien apprendre et de bien travailler, et de contribuer à la vie de la communauté. Elle fait partie intégrante de la santé et du bien-être, sur lesquels reposent nos capacités individuelles et collectives à prendre des décisions, à nouer des relations et à bâtir le monde dans lequel nous vivons. La santé mentale est un droit fondamental de tout être humain. C’est aussi un aspect essentiel du développement personnel, communautaire et socioéconomique ».
Pourtant, la santé mentale des activistes défendant les minorités sexuelles et de genre (MSG) demeure largement ignorée dans les programmes de lutte contre le VIH, la tuberculose et le paludisme. Dans des contextes juridiques hostiles où la criminalisation des minorités sexuelles persiste, ces défenseurs des droits humains se retrouvent en première ligne, exposés à des pressions constantes et à des violations récurrentes de leurs propres droits fondamentaux.
Le rapport « Derrière les luttes », publié par l’Alliance Globale des Communautés pour la Santé et les Droits (AGCS PLUS) à l’occasion de la Journée mondiale de la santé mentale 2024, met en lumière les défis psychologiques auxquels sont confrontés les activistes en Côte d’Ivoire, en Guinée et au Burkina Faso. En documentant leurs réalités, il interpelle les bailleurs de fonds, notamment le Fonds mondial, afin qu’ils intègrent pleinement la santé mentale dans leurs stratégies d’intervention et de financement.
La santé mentale, un angle mort dans les programmes de lutte contre le VIH
Les efforts de lutte contre le VIH en Afrique subsaharienne, notamment en Afrique francophone, restent majoritairement axés sur la prise en charge médicale, reléguant au second plan le volet psychosocial. Bien que les objectifs 95-95-95 et 10-10-10 de l’ONUSIDA visent une approche globale, ils intègrent insuffisamment la santé mentale, pourtant cruciale pour les populations clés et les activistes qui les soutiennent. Ces derniers, en première ligne dans la défense des droits humains, évoluent dans des environnements hautement discriminatoires et anxiogènes, nuisant gravement à leur bien-être psychologique.
S’il est vrai que le Fonds mondial (FM) a entrepris des démarches pour inclure la santé mentale dans ses programmes nationaux, ces efforts demeurent insuffisants. Lors du dernier cycle de financement (CS7), le module dédié à la santé mentale a été peu retenu par les pays, comme l’a révélé le rapport du Panel Technique de revue des subventions pour les fenêtres 1 et 2. Cette faible priorisation reflète un manque de reconnaissance systémique du lien indissociable entre santé mentale et lutte contre le VIH.
Le rapport Derrière les luttes met en lumière la réalité éprouvante des activistes œuvrant dans des contextes où les lois criminalisant les personnes LGBTQI+ demeurent en vigueur. En Côte d’Ivoire, en Guinée et au Burkina Faso, ces défenseurs des droits humains évoluent dans un environnement social et juridique hostile qui fragilise leur engagement et leur bien-être.
Si la prise en charge médicale est relativement accessible, le soutien psychosocial reste largement négligé, exposant ces militants à un stress chronique, à l’anxiété et au syndrome de stress post-traumatique. Les répercussions sont multiples : épuisement professionnel, dépression sévère, et un taux élevé de turn-over au sein des organisations, aggravé par l’exil forcé de nombreux activistes vers les pays du Nord. Cette situation illustre une faille majeure dans la réponse aux enjeux de santé publique et de défense des droits fondamentaux.
Quelques défis liés à la santé mental auxquels sont contraints les activistes
Le rapport Derrière les luttes a mis en évidence de nombreux défis parmi lesquels :
L’environnement anxiogène : Le contexte de criminalisation des identités dans lequel évolue les leaders communautaires est une source continuelle de stress et d’anxiété. Nombre d’entre eux intériorisent cette marginalisation et se perçoivent comme des hors-la-loi, vivant dans une angoisse perpétuelle. Ce climat oppressant pousse de nombreux activistes à l’exil dès qu’une opportunité se présente, affaiblissant ainsi le mouvement de défense des droits et entravant la continuité des luttes.
La pression des bailleurs de fonds : Les exigences des bailleurs de fonds, souvent centrées sur une gestion rigide axée sur les résultats, ne tiennent que rarement compte du bien-être des activistes. La quête d’efficacité prime sur l’humain : peu importe l’épuisement des militants, les objectifs doivent être atteints et les rapports remis dans les délais impartis. Cette approche, insensible aux réalités du terrain, accentue la précarité psychologique des défenseurs des droits humains.
La toxicité du mouvement en lui-même : L’environnement de travail des activistes est lui-même une source majeure de stress. La rareté des financements alimente une concurrence féroce et parfois déloyale entre organisations, obligeant certaines à user de stratégies contestables pour capter l’attention des partenaires au développement. Cette compétition effrénée, loin de renforcer la solidarité, contribue à l’isolement et à la fragilisation des militants, déjà confrontés à d’innombrables pressions externes.
Quelques recommandations et perspectives pour une réponse inclusive
AGCS PLUS, à travers le rapport « Derrière les luttes », appelle les bailleurs de fonds, dont le Fonds mondial, à adopter une approche plus holistique dans la lutte contre le VIH, la tuberculose et le paludisme en Afrique francophone. Parmi les recommandations phares du rapport, on note :
Augmenter le financement pour les services de santé mentale : Il est essentiel de développer des programmes de soutien psychosocial spécifiquement destinés aux activistes et aux populations clés, afin de leur fournir un accompagnement adapté face aux pressions de l’activisme dans des contextes hostiles.
Renforcer la formation des professionnels de santé : Le rapport plaide pour une formation accrue des professionnels de santé dans les domaines de la santé mentale et des besoins des MSG. Cela inclut la capacité de prendre en charge les traumatismes et de répondre de manière sensible aux réalités des populations criminalisées.
Créer des espaces de soutien pour les activistes : Face aux pressions constantes, des espaces de discussion et de partage doivent être mis en place pour permettre aux activistes de se ressourcer et de gérer leur stress. Ces espaces pourraient être intégrés dans les initiatives communautaires soutenues par le Fonds mondial.
Mener un plaidoyer pour la décriminalisation : Pour que les activistes puissent mener leur travail sans crainte de persécution, la décriminalisation des personnes LGBTQI+ est un impératif. Le Fonds mondial et ses partenaires doivent prendre des positions claires pour encourager les réformes légales dans les pays où les lois sont répressives.
Une invitation aux partenaires techniques et financiers
Le rapport « Derrière les luttes » appelle à un engagement renouvelé des partenaires techniques et financiers pour renforcer les capacités des activistes et répondre aux besoins de santé mentale en Afrique francophone. Le Fonds mondial, avec son approche axée sur la résilience communautaire, est en position idéale pour intégrer ces recommandations dans ses prochains cycles de financement, en particulier dans le cadre de la 8e reconstitution des ressources. L’inclusion d’un volet santé mentale dans les programmes financés pourrait avoir des retombées positives non seulement pour les activistes mais aussi pour les communautés marginalisées dans leur ensemble.
Conclusion
À l’aube de la 8e reconstitution, il est essentiel de souligner que les luttes pour la santé et les droits humains ne se résument pas uniquement aux soins médicaux, mais englobent également la protection et le soutien des acteurs qui œuvrent pour l’égalité et l’inclusion. Pour AGCS PLUS, et pour tous.tes ceux et celles qui militent aux côtés des MSG, la santé mentale n’est pas un luxe, mais une nécessité fondamentale. Elle est indispensable pour garantir que les défenseurs des droits puissent poursuivre leur combat, résister à la répression et participer activement à la construction d’une Afrique francophone inclusive, sans VIH et respectueuse des droits de toutes et tous.