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OFM Edition 179,   Article Nombre: 3

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Gel de l’aide américaine : après la sidération, l’action (?)


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Type d'article:
ANALYSE
     Auteur:
Christian Djoko
     Date: 2025-03-01

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ABSTRAITE


Cet article adopte une double approche pour explorer cette problématique. D’abord, un récit onirique illustre les effets concrets de la suspension de l’aide sur les professionnels de santé et les populations vulnérables, mettant en évidence l’urgence et l’ampleur des défis. Ensuite, une analyse approfondie en dégage les principaux enseignements, tout en soulignant les opportunités de repenser le financement et l’organisation du secteur sanitaire africain.


La suspension soudaine de l’aide américaine, notamment via l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), a provoqué une onde de choc dans de nombreux pays africains. Cette décision, dont les conséquences sont particulièrement graves dans les domaines de la lutte contre le VIH, le paludisme, la tuberculose, la santé reproductive et la santé infantile, met en évidence une fragilité structurelle des systèmes de santé africains. Pendant des décennies, ces derniers ont été largement soutenus par des financements extérieurs, créant une situation de dépendance qui, aujourd’hui, se révèle être un danger tangible. Face à cette crise, l’Afrique se trouve à un tournant décisif : soit elle continue sur la voie de la dépendance, espérant de nouvelles aides internationales, soit elle saisit cette occasion pour restructurer en profondeur son secteur de la santé et bâtir une souveraineté sanitaire durable.   Cet article propose d’explorer cette problématique à travers une double approche. Dans un premier temps, une plongée narrative d’un rêve que j’ai fait mettra en lumière les effets concrets de cette suspension d’aide, en illustrant les réalités vécues par les professionnels de la santé et les populations vulnérables. Cette mise en situation permettra de saisir l’urgence et l’ampleur des défis engendrés par cette nouvelle donne. Dans un second temps, une analyse approfondie permettra de dégager les principaux enseignements de cette crise, en soulignant les opportunités qu’elle offre pour repenser le financement et l’organisation du secteur sanitaire africain.   La saison de l'harmattan et l'éveil des lions   J’ai fait un rêve. Un rêve troublant, brûlant de réalisme, où l’Afrique se dressait à un carrefour incertain. Le vent chaud de l’harmattan soufflait avec une rudesse inhabituelle sur la savane. Ce n’était pas un simple souffle de saison, mais une allégorie du changement, du défi, du renouveau. Et dans ce rêve, les destins s’entremêlaient : celui d’un médecin démuni, d’une mère désespérée, d’un enfant luttant contre la fièvre et d’un continent cherchant à s’émanciper d’une dépendance mortifère.   L’harmattan soufflait avec une rudesse inhabituelle sur la savane. Le vent sec et chargé de poussière s’engouffrait dans les ruelles sinueuses du hameau de Dibombari, soulevant des nuages ocres qui venaient se déposer en un voile impalpable sur les cases de terre cuite. Dans la petite clinique, le docteur Feyom essuyait son front perlé de sueur et contemplait avec impuissance les étagères à moitié vides de sa pharmacie. L’odeur âcre des désinfectants et des remèdes en déclin flottait dans l’air, mais leur efficacité ne suffirait bientôt plus. Depuis l’annonce brutale de la suspension de l’aide américaine, les stocks de médicaments fondaient à vue d’œil, comme des gouttes de pluie sur une terre aride.   Dans cette région, où la vie reposait souvent sur un fragile équilibre, la disparition soudaine des traitements contre le paludisme, les antirétroviraux et les vaccins constituait une menace mortelle. Feyom le savait mieux que quiconque : il avait déjà dû renvoyer des patients en leur expliquant qu’il n’y avait plus rien à leur administrer. Et ce matin-là, lorsqu’une jeune mère, Mariama, franchit le seuil de la clinique, portant contre sa poitrine son fils brûlant de fièvre, il sentit son cœur se serrer. Ibrahim, à peine trois ans, était en proie à une crise sévère de paludisme. Autrefois, un simple comprimé aurait suffi à inverser le cours des choses. Aujourd’hui, il ne restait que de l’espoir et des prières.   À quelques centaines de kilomètres, dans la grande ville de Douala, les couloirs du ministère de la Santé résonnaient des discussions inquiètes des experts et des responsables politiques. Des rapports défilaient sur les bureaux, chaque chiffre témoignant de l’ampleur de la crise imminente. Une question brûlait toutes les lèvres : comment faire face à cette catastrophe sanitaire, fruit d’une dépendance trop longtemps entretenue ?   Mais au cœur de cette tempête, une lueur d’audace commençait à percer. Dans les cercles les plus visionnaires, l’idée d’un revirement historique germait. Et si, au lieu de céder à la panique, l’Afrique saisissait cette épreuve comme une opportunité de transformation ? Depuis 2001, la Déclaration d’Abuja engageait les États africains à consacrer au moins 15 % de leur budget national à la santé. Pourtant, très peu de pays avaient respecté cet engagement. Il était peut-être temps d’inverser la tendance, de rompre avec l’habitude des aides extérieures et de bâtir un système de santé véritablement autonome.   Sur le terrain, Feyom observait déjà les premiers signes de ce changement. Privées des ressources internationales, certaines communautés se réorganisaient. Des collectes locales étaient mises en place, des initiatives d’assurance santé communautaire naissaient, et des partenariats entre entreprises locales et institutions sanitaires commençaient à voir le jour. L’Afrique, résiliente et ingénieuse, refusait de se laisser abattre.   Ainsi s'acheva mon rêve, un rêve empreint de significations profondes et de précieux enseignements. Permettez-moi d'explorer quelques-unes de ces leçons éclairantes.   Décrypter la tempête et bâtir l’avenir   La suspension de l’aide de l’USAID n’est pas qu’une crise : elle est un révélateur. Elle expose au grand jour les faiblesses d’un modèle de développement trop longtemps axé sur l’aide internationale.  
  1. La dépendance à l’aide extérieure : une épée de Damoclès
  Les systèmes de santé africains ont été construits avec des financements internationaux, rendant de nombreux pays vulnérables aux décisions des bailleurs de fonds. « L'année dernière, l'USAID a alloué 8 milliards de dollars d'aide à l'Afrique, dont soixante-treize pour cent ont été dédiés aux soins de santé », a déclaré Jean Kaseya, directeur général de l'Africa CDC, lors de l'émission Newsday de la BBC le 29 janvier 2025. À titre d'exemple, en 2023, le Nigéria a reçu près de 600 millions de dollars d'aide sanitaire de la part des États-Unis, soit plus de 21 % de son budget national de santé pour cette même année. De son côté, l'Afrique du Sud figure parmi les principaux bénéficiaires du programme PEPFAR, avec une enveloppe de 332,6 millions de dollars en 2024. Pourtant, ces derniers jours, de nombreux centres de traitement du VIH ont annoncé à leurs patients, désemparés, l'interruption brutale de leurs services. La rupture de l'approvisionnement en médicaments antirétroviraux ne manquera pas d'entraîner des conséquences dramatiques, mettant en péril d'innombrables vies. Bien que les États-Unis aient largement contribué aux efforts de santé mondiale, leur influence disproportionnée constitue un obstacle structurel à l'équité et à la justice, tant sur le terrain qu'à l’échelle globale. Si l’on peut aisément mesurer les conséquences de leur retrait, il est en revanche plus difficile d’évaluer le coût de leur « générosité ».   Dans le domaine de la production des savoirs académiques, la santé mondiale est un champ hautement centralisé, où une poignée d’acteurs, principalement basés aux États-Unis (et en Europe occidentale), détient un pouvoir considérable, auquel d’autres doivent se soumettre ou qu’ils cherchent à imiter. Cette domination ne se limite pas aux financements : elle façonne les orientations de recherche, les méthodes, les formations, les publications scientifiques, les priorités programmatiques ainsi que les structures de gouvernance. Ce monopole intellectuel engendre et perpétue des pratiques inéquitables qui servent avant tout les intérêts des États-Unis, souvent au détriment des pays et des populations pour lesquels, avec lesquels et au nom desquels ces connaissances sont censées être produites.   Face à un tel déséquilibre, comment le monde doit-il réagir lorsque le pouvoir et l’influence d’un seul pays sont si profondément ancrés dans les structures mondiales que ses décisions peuvent, à elles seules, déstabiliser des systèmes entiers ?   Comme un arbre dont les racines s’enfoncent dans un sol instable, ces systèmes vacillent dès que la source de financement se tarit. Cette crise rappelle cruellement que la dépendance à l’aide extérieure n’est pas une solution viable. Elle met surtout en évidence l’urgence d’un engagement accru des gouvernements pour garantir un financement domestique suffisant et durable. La direction est incertaine et, dans une large mesure, hors de notre contrôle. Cependant, c'est l'occasion d'exprimer nos aspirations et de créer de nouveaux modèles. Nous nous trouvons face à un espace miniature sur lequel d'autres horizons peuvent être imaginés.  
  1. Investir dans la santé : un levier économique sous-estimé
  Dans un document intitulé A Heavy Burden: The Productivity Cost of Illness in Africa (Le Lourd Fardeau du Coût de la Maladie pour la Productivité en Afrique), publié en 2019, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) évalue à 2 400 milliards de dollars internationaux par an la perte de productivité causée par les maladies et épidémies touchant la population des 47 pays de la région Afrique, ce qui équivaut à 630 millions d’années de vie active perdues. Le rapport souligne également que 14 millions d'Africain(e)s tombent chaque année dans la pauvreté en raison de l'augmentation constante des dépenses de santé. « Avec une centaine d'urgences sanitaires par an, les coûts explosent pour les Africains, dont les paiements directs par habitant sont passés de 15 dollars en 1995 à 38 dollars en 2014. ».   Le rapport mondial 2024 sur les dépenses de santé, intitulé Global Spending on Health: Emerging from the Pandemic, publié par l'Organisation mondiale de la Santé (OMS), révèle une baisse des dépenses publiques de santé par habitant en 2022 par rapport à 2021, indépendamment des niveaux de revenus des pays. Cette tendance fait suite à une hausse significative observée durant les premières années de la pandémie. L'OMS souligne également que, dans 30 pays à revenu faible et intermédiaire de la tranche inférieure, les frais supportés par les patients demeurent la principale source de financement du système de santé. En effet, dans 20 de ces pays, plus de la moitié des dépenses de santé totales proviennent directement des poches des patientes et patients, exacerbant ainsi le cycle de la pauvreté et de la vulnérabilité.   Trop souvent perçue comme un coût ou une dépense, la santé est en réalité un investissement stratégique. Une population en bonne santé est plus productive, génère moins de dépenses imprévues et permet une croissance économique plus stable. Ignorer cet aspect, c’est sacrifier le potentiel économique et humain d’un continent jeune et dynamique. Le rapport Saving Lives, Spending Less: The Case for Investing in Noncommunicable Diseases (2021) analyse la situation dans 76 pays à revenu faible ou intermédiaire de la tranche inférieure. Les auteurs identifient les « meilleures options » pour la lutte contre les maladies non transmissibles (MNT) et démontrent que chaque dollar investi dans l'intensification de ces interventions dans les pays concernés pourrait engendrer un retour de 7 dollars américains, ce qui pourrait représenter un total de 230 milliards de dollars d'ici 2030.  
  1. Une souveraineté sanitaire à construire
  L'un des aspects les plus encourageants de cette crise est qu'elle pourrait potentiellement conduire à une augmentation du financement domestique de la santé. En effet, si la suspension de l’aide américaine a eu un impact si significatif et des conséquences aussi graves, c'est précisément parce que le financement de la santé en Afrique n’a jamais été à la hauteur des défis sanitaires auxquels le continent fait face. Les cas du Nigéria et de l’Afrique du Sud mentionnés plus haut constituent illustrent une fois de plus notre propos. Malgré la Déclaration d’Abuja de 2001 et de nombreux engagements récents des États à consacrer jusqu'à 15 % de leurs budgets à la santé, la situation n’a pas véritablement évolué (voir Figures 1 et 2). . Source : AFIDEP 2023 Source : AFIDEP 2023   Bien avant la suspension de l’aide américaine, la pandémie de COVID-19 a mis en lumière la nécessité pour les pays africains de construire une souveraineté durable. Cela qui implique comme Aidspan l’a régulièrement souligné, une augmentation substantielle, systémique et durable du financement domestique consacré au secteur de santé.   Bien avant la suspension de l’aide américaine, la pandémie de COVID-19 a révélé avec acuité la nécessité pour les pays africains de bâtir une souveraineté sanitaire durable. Comme le rappelle fort opportunément Ntobeko Ntusi dans la revue Nature : « Si les pays africains, par exemple, avaient pris en main le traitement du VIH dans la région, le recul du PEPFAR n'aurait eu qu'un impact limité. Si l'Afrique disposait d'un système régional de fabrication de vaccins, le continent n'aurait pas été laissé pour compte lors des crises du COVID-19 ou du Mpox ».   Pris isolément, les États africains restent vulnérables, freinés par des ressources limitées qui entravent le développement d’une industrie pharmaceutique locale robuste. C’est dans ce contexte que la création, en 2021, de l’Agence Africaine du Médicament (AAM) marque une avancée stratégique. Dotée d’un mandat visant à mutualiser les ressources et expertises à l’échelle continentale, l’AAM pourrait jouer un rôle décisif dans la réduction de la dépendance pharmaceutique de l’Afrique. À condition, toutefois, de bénéficier d’un appui politique, financier et matériel conséquent de la part des États membres. En renforçant l’accès à des produits médicaux sûrs et abordables, elle contribuerait non seulement à l’autonomie sanitaire du continent, mais aussi à sa résilience face au désengagement progressif des bailleurs internationaux, notamment américains.   Rendre l’Afrique maîtresse de son destin sanitaire exige une refonte profonde des priorités : intensifier la production locale de médicaments, investir dans la formation des professionnels de santé et moderniser les infrastructures médicales. À l’instar d’un lion qui doit apprendre à chasser plutôt que de compter sur des carcasses opportunes, le continent ne peut plus se permettre une dépendance chronique aux financements extérieurs en matière de santé publique.   Conclusion   L’harmattan, bien qu’impitoyable, annonce souvent la saison des pluies et la renaissance des terres asséchées. De la même manière, cette suspension brutale de l’aide extérieure pourrait être le catalyseur de changement, une épreuve qui contraint les États africains à reconsidérer leur approche de la santé publique.  Les mots de Cristian Montenegro sont à cet égard très éloquents :   « Le retrait des États-Unis de l'OMS et l'effondrement potentiel de l'USAID ont révélé à quel point le domaine est devenu dépendant d'un seul acteur. Plus précisément, ils révèlent comment le système de santé mondial a été conçu autour de cette dépendance. Il s'agit d'un moment difficile, mais aussi d'un point d'inflexion. La tentation de rétablir le statu quo et de pousser un soupir de soulagement est forte - voir les États-Unis revenir au centre, injectant des ressources pour maintenir les structures existantes à flot. D'autres pourraient souhaiter remplacer le leadership américain par un dispositif tout aussi centralisé, mais cela ne ferait que perpétuer le statu quo, en colmatant les brèches systémiques plutôt qu'en s'attaquant aux inégalités plus profondes qui définissent depuis longtemps la santé mondiale. Un tel soulagement serait compréhensible, mais en fin de compte à courte vue. Au lieu de cela, nous devons profiter de ce moment pour affronter les inégalités structurelles plus profondes qui ont façonné la santé mondiale et œuvrer en faveur d'une transformation significative. »   Si l’ombre de la précarité plane sur l’avenir immédiat dans plusieurs pays africains, elle peut également être dissipée par une volonté politique affirmée et une mobilisation stratégique des ressources locales. La santé n’est pas un coût, mais un investissement vital pour le développement du continent. L’Afrique ne doit pas seulement survivre à cette tempête ; elle doit en sortir plus forte, plus résiliente, et surtout, maîtresse de son propre destin sanitaire. Espérons que la réunion de haut niveau des dirigeants africains, tenue en marge du sommet de l’Union africaine le 14 février 2025, marque un tournant décisif en faveur du financement national de la santé et d’un alignement effectif des investissements sur les priorités du continent. Des solutions durables existent : le Fonds africain de lutte contre les épidémies offre une réponse autonome aux crises, indépendamment des donateurs, tandis que les taxes sur la santé, les partenariats stratégiques et la Déclaration ALM constituent des leviers essentiels pour un financement pérenne.    

Publication Date: 2025-03-01


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