Pour une « décolonisation de l’aide »
Author:
Serge Douomong Yotta
Article Type:Article Number: 2
À l'occasion de la cérémonie de clôture de l'AFRAVIH 2024, qui s'est tenue à Yaoundé, Cameroun, du 16 au 19 avril 2024, Serge Douomong Yotta, directeur du plaidoyer de l'ONG Coalition Plus, a prononcé un discours marquant en faveur de la décolonisation de l'aide dans la réponse aux enjeux de santé mondiale et au VIH en particulier. Son intervention appelle à une réflexion et une transformation profondes des pratiques actuelles. Il a gracieusement accepté de publier ce plaidoyer dans les colonnes de l'OFM, et nous lui en sommes chaleureusement reconnaissants.
Introduction
Je me questionne profondément sur le langage utilisé dans le domaine de l’aide au développement. Le fait de débuter l’histoire du « développement » et de « l’aide » dans le présent, sans tenir compte du passé, semble transformer les questions de responsabilité et de réforme structurelle en simples notions d’empathie et de générosité. Il est frappant de constater que le secteur du développement a tendance à occulter les histoires coloniales, ce qui donne à l’« aide » l’apparence d’un mouvement purement altruiste. Les paroles inspirantes de Rita Trias Prats résonnent en moi lorsqu’elle dit : « Pourquoi parlons-nous d'”aide” au lieu de “réparation” ?
Mais je suis conscient que le sujet aujourd’hui n’est pas de revenir sur l’histoire de l’aide mais plutôt, sur ses effets dans une perspective décoloniale. Aussi, le sujet de la décolonisation de l’aide est tellement vaste que j’ai choisi de me focaliser sur la décolonisation de l’aide dans le contexte de la lutte contre le VIH.
La première fois que j’ai évoqué l’expression décolonisation de l’aide dans le cadre de la lutte contre le VIH, c’était lors d’une réunion ici à Yaoundé, et j’ai été frappé par la réaction inattendue qu’elle a suscitée. J’ai senti un choc dans la salle. À fin la réunion, certains sont venus me mettre en garde, soulignant les potentiels risques que cela pourrait représenter. Ils m’ont averti des possibles répercussions négatives, notamment le risque de contrarier les bailleurs de fonds et même de nuire à ma trajectoire professionnelle.
Nous étions en 2022, et je ne m’attendais pas à ce que l’évocation de ce sujet, pourtant très actuel, soit perçue comme risquée.
Mes camarades de lutte, m’ont suggéré plusieurs expressions euphémiques pour éviter d’utiliser le terme “décolonisation”. Ils ont proposé des termes tels que “désoccidentalisation” ou “localisation de l’aide”. C’est un bon début… Mais ce qui m’a particulièrement attristé, c’est que leur motivation pour me convaincre n’était pas tant de remettre en question mes convictions décoloniales, mais plutôt une motivation empreinte de crainte. La peur que je sois discrédité, la peur de contrarier les partenaires techniques et financiers, la peur de perdre des ressources, la peur de partager des expériences quotidiennes frustrantes qui perpétuent un modèle de partenariat Nord-Sud vertical, même si je reconnais que de nombreux efforts sont déployés pour justifier l’existence d’une équité, d’une justice et des droits humains dans les pratiques en cours dans notre milieu.
Vous l’aurez compris, le sujet de la décolonisation de l’aide dans le cadre de la lutte contre le VIH est un sujet qui nous met toutes et tous dans une situation d’inconfort. Mais cet inconfort est nécessaire si nous voulons être fidèles aux idéaux que nous défendons depuis plus de 40 ans de lutte.
La rémunération
Nous connaissons tous l’affection de presbytie, ce trouble de la vision qui entrave la focalisation des objets de près, rendant difficile la lecture ou toute activité nécessitant une vision rapprochée. Les symptômes incluent le besoin d’éloigner un livre pour le lire, et à mesure que le livre se rapproche, le champ visuel diminue. Cette analogie reflète la distorsion inhérente à l’aide au développement, une distorsion que nous devons absolument déconstruire.
Pourquoi l’aide dans le domaine de la lutte contre le VIH continue-t-elle à favoriser inlassablement les organisations internationales, tandis que lorsqu’on se rapproche du terrain, elle semble se dissiper ? Pourquoi les organisations nationales et locales de mise en œuvre reçoivent-elles si peu de ressources de développement, alors qu’elles opèrent sur le front ? Investir dans le développement d’une organisation locale ne participe-t-il pas à la pérennité de lutte, thème que nous avons beaucoup abordé pendant cette conférence ?
Je souhaite soulever ici la question relative à l’accès équitable aux ressources de développement organisationnel pour les organisations locales et nationales dans les pays dits de mise en œuvre.
Ne sommes-nous pas tous atteints de presbytie en validant ce modèle qui consolide généreusement le développement organisationnel des organisations internationales éloignées du terrain, tout en sous-investissant à la base, là où le champ visuel est le plus net ?
Comme l’a si bien souligné le Dre Chisomo Kalinga, professeure à l’Université d’Édinbourg :
La pratique de la décolonisation de la santé mondiale ne se résume pas à simplement “offrir une place à la table”. Il s’agit plutôt de remettre en question de manière critique si cette table nous appartient dès le départ. Il est question de changements structurels, et non pas de simples ajustements.
Nous le savons, au sein des organisations internationales, il existe effectivement des sièges réservés aux pays du Sud et aux communautés au sein des conseils d’administration. C’est une très bonne chose. Cependant, il serait judicieux d’avoir plus de places là où se « design » les programmes. Malheureusement, il existe des obstacles structurels infranchissables pour la société civile et les experts locaux, notamment pour ceux des pays francophones. Avoir un diplôme délivré par une université du Sud et ne pas maîtriser l’anglais signifie souvent l’impossibilité de mettre son expertise au service des organisations internationales.
Le témoignage
Dans la lutte contre le VIH, nous avons malheureusement adopté les mêmes schémas de privilèges que nous dénonçons pourtant dans nos nombreuses campagnes. Nous avons créé une dynamique politique et symbolique qui renforce l’image stéréotypée du sauveur venu des pays du Nord et de la victime provenant des pays du Sud.
Je constate avec une certaine consternation que notre modèle de plaidoyer, par exemple, consiste à mettre en scène une sorte de pièce où l’Occidental est présenté comme l’expert qui développe le modèle, tandis que les personnes du Sud, dans une certaine caricature, sont invitées à des rencontres de haut niveau dans les pays du Nord pour témoigner de la gravité de la maladie et solliciter le maintien des financements. Bien que ce modèle soit utile et efficace pour susciter l’émotion nécessaire qui participe à la mobilisation des ressources, il est grand temps de le faire évoluer.
Si le témoignage est indispensable dans le plaidoyer pour la mobilisation des ressources, il doit être reconnu comme un exercice stratégique. Il est impératif de mener une réflexion poussée pour proposer des solutions qui ne recourent plus à l’instrumentalisation de la parole et de la vie des personnes infectées à des fins de mobilisation de ressources.
Dans le domaine du plaidoyer, qui est ma profession, je sais pertinemment que les données scientifiques sont essentielles mais qu’elles ne suffisent pas à elles seules à convaincre les politiques. Les données et les preuves scientifiques, sans le témoignage, sont comme du chocolat sans emballage. Si nous sommes prêts à payer pour l’emballage du chocolat, pourquoi ne pas reconnaître le témoignage comme un élément essentiel du résultat ? Il est temps de mettre fin à la gratuité de l’intervention communautaire à des fins de témoignages.
Les conférences internationales
Examinons maintenant de près l’organisation des conférences internationales sur la lutte contre le VIH/SIDA. En 2022, sur les 39 millions de personnes vivant avec le VIH dans le monde, 25,6 millions sont en Afrique, contre seulement 2,9 millions en Europe occidentale et centrale ainsi qu’en Amérique du Nord. Nous sommes confrontés à un ratio de 25,6 millions contre 2,9 millions. Malgré cette réalité, nous continuons à organiser nos conférences internationales dans des régions où l’épidémie est moins agressive, sachant pertinemment que les délégués des pays du Sud rencontreront des difficultés à obtenir des visas.
Nous trouvons toutes sortes d’excuses pour disqualifier les pays du Sud, arguant un manque d’infrastructures, de logistique et de sécurité.
Si nous considérons que la lutte contre le VIH doit se faire là où le virus est le plus actif, alors les conférences sur le SIDA devraient prioritairement se tenir dans les régions ou le VIH est plus actif. Je tiens à saluer la décision judicieuse du bureau de l’AFRAVIH d’organiser cette édition au Cameroun. Au-delà de toute considération politique, le Cameroun est un pays où il est essentiel de discuter du VIH et des droits humains. Il y a encore beaucoup à accomplir, mais surtout, beaucoup à apprendre.
La production des évidences
Parlons maintenant de la question de la donnée. La production de données et de connaissances a apporté des changements majeurs dans la lutte contre le VIH. Cependant, regardons de plus près : qui produit ces données, qui les recherche, qui les porte ? Lorsque les programmes lancent des études bio-comportementales au niveau national, ils mobilisent des personnes sur le terrain : des pairs éducateurs, des agents de santé communautaire, des conseillers psychosociaux, entre autres. Ce sont eux qui mobilisent les communautés, les accompagnent vers les lieux de dépistage, et parfois, procèdent eux-mêmes au dépistage. Une fois les données produites, elles sont analysées par divers analystes et consultants, puis présentées lors d’ateliers de validation et de conférences internationales, parfois sans même reconnaître la contribution des organisations communautaires à ce travail.
Ma question est la suivante : qui travaille le plus ? Celui qui va chercher les usagers de drogues dans des zones sensibles ? Celui qui persuade ses pairs dans des contextes souvent restrictifs à se faire dépister ? Ou celui qui analyse les données ? Est-ce celui qui rédige le rapport final ? Celui qui présente les résultats lors d’une conférence ? Mon objectif n’est pas d’accuser, mais ce que chacun ici présent sait, c’est que dans ce processus de production de l’évidence, on oublie souvent de reconnaître les travailleuses et travailleurs de terrain. Les pairs éducateurs et éducatrices ne bénéficient pas de la reconnaissance qu’ils méritent. Ils sont les maillons essentiels de cette chaîne que notre vision limitée, en raison de notre presbytie, ne perçoit pas.
Les pairs éducateurs et éducatrices sont le produit d’un dispositif profondément malsain qui vise à les payer au plus bas, à ne pas leur offrir de garanties de base, de sécurité sociale, d’assurance, de conditions de vie décentes, et surtout, à ne pas reconnaître leur métier. Il est urgent de rectifier cela.
Nous avons la capacité et la responsabilité d’agir. La décolonisation de l’aide dans le cadre de la lutte contre le VIH apparaît comme une urgence absolue. Le monde qui nous entoure évolue rapidement. Les pays du Sud réclament davantage de justice et d’équité. Nous observons une méfiance envers les mécanismes financiers multilatéraux. Les enjeux politiques, notamment dans la région du Sahel, les enjeux climatiques et l’émergence de nouvelles pandémies nous obligent à redoubler d’efforts pour nous préparer aux nombreux changements géostratégiques qui s’opèrent en ce moment même. Pour cela, nous devons :
1- Réviser notre vocabulaire, en particulier le terme “renforcement de capacités”
Comment une personne qui n’a pas l’expérience d’un environnement, d’une société, d’une langue, d’un climat, d’une culture, d’une foi ou d’une orientation peut-elle prétendre renforcer des capacités ? Soyons humbles, cher(e)s ami(e)s consultant(e)s. La maîtrise empirique d’un sujet est une compétence, mais pas une compétence supérieure. Je mets au défi tout consultant senior international de développer une stratégie de plaidoyer pour mobiliser les chefs traditionnels de mon village dans le département du Bamboutos, à l’ouest du Cameroun, en faveur de l’accès aux traitements ARV pour les jeunes filles Balatchi. Seuls les experts locaux qui maîtrisent les codes linguistiques, culturels et la tonalité du discours peuvent réussir une telle entreprise. Alors, pourquoi les honoraires des experts locaux sont-ils si bas ? Rectifions cela.
2- Nous devons comprendre les dynamiques économiques locales
J’ai observé les pratiques de justification des dépenses imposées aux organisations locales. Comment peut-on demander à une organisation rurale de travailler avec des fournisseurs et des structures qui s’alignent sur les normes de justification des pays du Nord ? Comment peut-on choisir de payer une pause-café dans une grande enceinte internationale qui dispose de moyens pour une comptabilité moderne, alors qu’il y a une maman du quartier qui propose des plats locaux appréciés de tous les bénéficiaires, mais qui ne peut pas justifier d’une comptabilité dite moderne ? Notre système actuel favorise les grandes enceintes et affaiblit l’économie locale.
3- Nous devons appliquer une méthodologie coordonnée pour décoloniser la santé mondiale
Plusieurs travaux ont été réalisés sur ce processus, et la feuille de route de Mishal Khan, professeure à London School of hygiene and tropical medicine, pour passer de la rhétorique à la réforme me semble appropriée, car elle peut s’adapter au contexte de la lutte contre le VIH. Elle propose premièrement un examen critique du rôle que chaque organisation joue dans le maintien des asymétries de pouvoir. Deuxièmement, elle suggère la publication de réformes visant à décoloniser les pratiques. Enfin, elle préconise le développement de mesures pour suivre les progrès des organisations actives dans le domaine de la santé mondiale et partager les résultats de manière transparente. À Coalition PLUS, nous avons entamé ce chantier essentiel en lançant un programme interne en matière d’équité, de diversité et d’inclusion, afin d’établir un environnement inclusif et équitable pour déconstruire les représentations basées sur les privilèges et le racisme structurel.
Conclusion
Pour conclure, je tiens à affirmer sans la moindre hésitation, et avec une grande fierté, à tous.tes actrices et acteurs locaux présent(e)s dans cette salle, à tous.tes les Pairs éducateurs et éducatrices, à tous les bénéficiaires principaux, sous-bénéficiaires et sous-sous bénéficiaires locaux et nationaux du Fonds Mondial, du PEPFAR et d’autres donateurs : vous êtes des expert(e)s. VOUS ÊTES des EXPERT(E)S. Votre expertise de terrain est singulière, unique, complexe et profondément excellente. Lorsque je regarde la situation au Mali et au Burkina et le travail mené par des ONG locales et réseaux de populations clés tels que Arcad Santé PLUS, le RENAPOC, REVSPLUS, et toutes les associations intervenantes dans les contextes de crise sécuritaire, je ne peux que témoigner de mon profond respect. Quel courage. ! Travailler dans un contexte sécuritaire aussi complexe demande des compétences physiques, intellectuelles, politiques et scientifiques extraordinaires, que personne venant de Genève, Paris, Bruxelles ou Montréal ne peut égaler. VOUS ÊTES des EXPERT(E)S.