Assurer la protection des soins de santé de tous les migrants, et la sécurité sanitaire pour tous : présentation du Migrant Fund (M-FUND)
Author:
Christelle Boulanger
Article Type:Article Number: 6
Un régime de protection sanitaire à faible coût et à but non lucratif pour les migrants en Thaïlande
RÉSUMÉ Dreamlopments (DLP) a mis en place le M-Fund, premier système assurantiel pour les personnes migrantes non enregistrées qui vivent à la frontière entre la Birmanie et la Thaïlande, et le Cambodge et la Thaïlande. Le Dr Nicolas Durier, son fondateur, nous en explique le concept et les défis de ce mécanisme assurantiel, appuyé entre autres par L’Initiative
Dreamlopments (DLP) a mis en place le premier système assurantiel pour personnes migrantes non enregistrées qui vivent à la frontière entre la Birmanie et la Thaïlande, et le Cambodge et la Thaïlande. Le Dr Nicolas Durier, son fondateur, nous en explique le concept et les défis.
1. Dr Durier, qui êtes-vous ?
Je suis médecin originaire de Lille, qui a foulé le sol thaïlandais pour la première fois en 2001, dans le cadre d’un projet de traitement des personnes vivant avec le VIH par antirétroviraux financé et mis en œuvre par Médecins sans Frontières. J’ai ensuite continué ma route pendant 7 ans dans des projets d’accès aux ARV au Malawi et en Chine. J’ai également travaillé pour d’autres organismes, tels que FHI, PATH ou AMFAR.
2. Quelle est la genèse de ce projet de micro-assurance pour les migrants ?
Nous avons créé l’entreprise sociale Dreamlopments, à but non-lucratif, en 2015, afin que cette dernière puisse porter le M-Fund. Tout commence par notre collaboration avec le SMRU, l’unité de recherche et de soins liée à l’alliance des Universités Oxford-Mahidol et installée dans le nord de la Thaïlande depuis des années pour développer des projets auprès des populations migrantes, en particulier dans le domaine de la lutte contre le paludisme. Nous étions confrontés à une situation inquiétante liée au financement des soins pour les migrants. SMRU offrait des soins gratuits grâce au financement de différents bailleurs de fond, dont l’Union Européenne. Mais au fur et à mesure, puisque la Thaïlande est un pays à revenus intermédiaires, les bailleurs externes réduisaient progressivement leurs financements dans le pays.
Je m’intéressais donc au concept de l’assurance communautaire, et je réfléchissais à la possibilité de soumettre cela aux bailleurs. Les projets de SMRU étaient coûts-efficaces, il nous fallait donc évaluer la faisabilité et l’acceptabilité auprès des migrants. Nous avons d’abord conduit une phase de recherche préliminaire : une enquête auprès des migrants qui a révélé un fort intérêt pour ce concept de micro-assurance. Sur cette base, une étude de faisabilité, financée en partie par l’Initiative et réalisée avec la participation d’une spécialise de la microfinance et un expert en système informatique a permis de déterminer les contours de cette assurance. Nous avons écrit les spécifications opérationnelles (en particulier le premier « plan M-Fund » et le logiciel de gestion des membres) et politiques (avec le concours de l’Unicef, du gouvernement thaïlandais). Enfin, nous avons pris conseil auprès des compagnies d’assurance pour vérifier avec elles si le concept était viable. Au total, la phase préparatoire a duré près de 3 ans.
3 Suite à cette phase préliminaire le M-Fund a débuté ?
Début 2017, nous avons obtenu la confirmation de l’intérêt du ministère de la santé Thaïlandais pour initier ce projet, car il faut bien comprendre que les hôpitaux publics qui accueillent les migrants non enregistrés et les soignent doivent supporter le poids des soins qu’ils ne peuvent pas payer, et cela grève complètement leurs budgets.
L’Unicef, qui avait déjà financé une enquête sur le panier de soins à couvrir pendant l’étude de faisabilité, a sécurisé les fonds pour conduire la phase pilote, et nous avons également investi nos fonds propres. Nous avons débuté le M-Fund dans le district de Maesot dans la province de Tak, dans le but d’étudier la faisabilité et l’acceptabilité par la population migrante. Cette dernière a rapidement commencé à s’inscrire, et nous avons progressivement étendu les opérations dans les districts de Mae Ramat et Phop Prah, à Tak. . Du fait de la mobilité des migrants, qui traversent la frontière et vivent de part et d‘autre, il nous a semblé nécessaire de proposer le même système en Birmanie, en particulier dans les quartiers pauvres de Myawaddy de l’autre côté de la frontière. Ensuite, en 2019, nous avons répliqué le projet dans la province de Sakaeo, qui se situe à la frontière cambodgienne, et aussi dans la province de Kanchanaburi, au sud de Tak, en 2020.
Schéma 1. Couverture géographique et structures partenaires du M-Fund
A terme, notre ambition est d’étendre le M-Fund dans d’autres zones du pays, puisqu’on estime que plus d’un million de personnes sont dépourvues de couverture sanitaire, et pour le moment seules 35.000 sont adhérentes du M-Fund.
4. Comment fonctionne le M-Fund ?
Le déploiement du plan de couverture M-Fund a connu 4 phases, au cours desquelles nous nous sommes systématiquement posé les questions sur la viabilité financières et le niveau de couverture médicale. Nous nous sommes appuyés sur des analyses fines de nos données, et des modélisations économiques d’experts en micro-assurance visant à nous indiquer où se situerait le point d’équilibre financier.
A chaque fois, nous avons défini le panier de soins en fonction des besoins les plus importants, tant pour les consultations externes que pour les hospitalisations. Des deux côtés de la frontière, nous avons cherché à collaborer avec les structures d’ONG partenaires (le SMRU et la Mae Tao Clinic), mais également avec les hôpitaux thaïlandais auxquels les migrants souhaitaient avoir accès, en dépit de certains problèmes de langue qui peuvent exister. Certaines cliniques privées participent aussi dans le projet. Grâce à ces partenariats, les migrants ont accès à un plateau technique performant dans tout un ensemble de structures de soins.
La condition pour accéder au M-Fund est simple : il faut s’enregistrer et payer mensuellement la somme de 100 BATHS (THB), c’est-à-dire environ 2.6€ par mois. Ce paiement mensualisé était également une demande forte des migrants pendant l’étude de faisabilité, qui avait révélé que l’une des grosses difficultés du « migrant health insurance » du gouvernement qui assure les migrants réguliers consiste en un paiement obligatoire par anticipation correspondant à 2 ans de couverture maladie. Les migrants sont souvent payés à la journée, et le déboursement d’une telle somme est un effort insurmontable pour la plupart, d’autant plus s’ils doivent assurer les autres membres de la famille. Le M-Fund s’est construit sur la base de la demande des usagers, et aujourd’hui plus de 80% des membres paie chaque mois, et une minorité paie par trimestre. Ce système complexifie notre tâche car il nous oblige à contacter les membres chaque mois pour le renouvellement de leur souscription, mais il est important pour le succès du projet.
Le fonctionnement s’articule autour de 2 piliers cruciaux :
- Les agents de santé communautaires (Community-health workers) : ils sont employés de Dreamlopments, et diffusent l’information relative à la couverture assurantielle, incluent les nouveaux membres et assurent le renouvellement mensuel et trimestriel. Ce sont souvent des migrants eux-mêmes, qui parlent la langue de nos membres, ils savent où trouver les migrants et les connaissent personnellement, ils se déplacent sur leur lieu de travail et à leur domicile.
- L’application digitale M-Fund : chaque agent de santé communautaire a accès à l’application sécurisée M-Fund depuis son téléphone ou une tablette, et elle est également utilisée dans les structures sanitaires partenaires. Elle permet de conserver tous les profils des membres, les évènements médicaux qui ont été couverts, et de visualiser rapidement les détails de couverture à partir d’une carte électronique d’adhésion qui est liée à un code QR anonyme remis aux membres.
5.Quel est le panier de soins couvert par cette assurance ?
Comme je vous le disais, nous sommes passés par 4 plans, qui correspondent chacun à des choix sur les principes d’adhésion et les soins couverts.
Au démarrage ( Plan 1.0), le schéma couvrait tous les services médicaux, en consultation et hospitalisation, y compris pour les maladies chroniques et les soins de grossesse. Il n’y avait pas de caractère obligatoire dans la permanence, ni de temps de carence entre la souscription et le démarrage des prestations, et pas d’obligation d’inscrire les membres de la famille du migrant assuré. Comme le M-Fund est une assurance a adhésion volontaire, ce modèle s’est rapidement révélé insoutenable car nous avions trop de membres avec des besoins lourds, et nous avons effectué les premières modifications après 8 mois de phase pilote.
Dans le Plan 2.0, nous avons introduit une composante obligatoire dans le schéma volontaire afin de diluer le risque. Pour les membres inscrits avec des pathologies chroniques ou une grossesse, il est devenu obligatoire de s’inscrire avec d’autres membres de la famille ou de la communauté.
Dans la Plan 3.0, nous avons introduit une différenciation entre les soins ambulatoires en consultation et l’hospitalisation. Nous avons aussi harmonisé le plafond de couverture pour tous les membres M-Fund (ayant des maladies chroniques ou pas), et l’avons limité à 5,000 THB (132 Euros) par personne et par an pour les consultations, et a 45,000 THB (environ 1,200 Euros) par personne et par an pour les hospitalisations. La plupart de nos membres ne dépassent pas ces plafonds.
Dans le Plan 4.0 (que nous utilisons depuis Mars 2021), nous nous sommes résolus à contrecœur à ne plus accepter les nouvelles souscriptions de la part de femmes avec une grossesse déjà déclarée, mais en revanche des femmes ayant souscrit au M-Fund et débutant une grossesse peuvent toujours être prise en charge par le M-Fund. Dans ce cas, nous les réfèrons vers d’autres structures, publiques et associatives, qui les prennent en charge. Les personnes souffrant de maladies chroniques (par ex. diabète, hypertension, VIH, tuberculose, autres) peuvent toujours adhérer au M-FUND sous l’option « Maladies chroniques » dans laquelle il leur est demandé de cotiser 200 THB supplémentaires par mois, et d’amener avec elles deux membres supplémentaires ne souffrant d’aucune maladie préexistante. Les femmes inscrites à M-FUND qui deviennent enceintes doivent également prendre l’option « grossesse », payer un supplément de 200 THB par mois, et amener deux membres supplémentaires. Les personnes âgées de 50 ans et plus doivent prendre l’option « Senior » et verser un supplément de 100 THB par mois et inscrire deux autres membres.
Figure 1. Schéma de la couverture assurantielle
Le tarif de « base » néanmoins n’a jamais varié depuis le démarrage du projet : 100 THB par personne et par mois, somme suggérée par les participants au cours de l’étude de faisabilité. Nous regrettons les choix qui ont conduit à exclure certaines prestations ou certaines catégories (femmes ayant déjà débuté une grossesse), car nous souhaitons offrir la couverture la plus large possible au plus grand nombre. Cependant, nous devons balancer cela avec l’ impératif d’atteindre à terme l’équilibre financier.
6. Justement, quelle sont les pistes de pérennité de ce mécanisme de microfinance ?
Au total depuis le début du projet, 65,8 millions de THB (1,7 millions d’Euros) de services de santé ont été couverts par le M-FUND et payés aux hôpitaux partenaires, essentiellement des hôpitaux publics thaïlandais. En comparaison, un total de 42,1 millions de THB (1,1 millions d’Euros) a été collecté au titre des cotisations des membres, ce qui représente un rapport entre les coûts des soins et les contributions des membres de 1,56 depuis le début du projet.
Cependant, ce ratio n’a cessé de baisser depuis le début du projet, sous les différents Plans M-Fund. Il était de 4,0 sous le Plan 1.0, et depuis la mise en place du plan 3.0 en octobre 2019, un ratio moyen de seulement 1,3 a été atteint. Actuellement, avec le plan 4.0, il est prévu que l’on puisse couvrir tous les coûts des soins et une partie des coûts opérationnels grâce aux cotisations des membres. Je précise qu’entre juin et août 2021, une augmentation des coûts des soins s’est produite en raison de la crise COVID-19. Dans les cas où les membres utilisent des services au-delà de leur plafond de couverture M-FUND, les coûts des soins sont généralement couverts par les hôpitaux partenaires du gouvernement.
On estime qu’il existe en Thaïlande plus de 1 million de migrants non enregistrés concernés par un besoin de couverture maladie, et environ également 1 million de migrants enregistrés qui n’ont pas ou qui sont sortis du plan d’assurance gouvernemental. Le M-Fund aujourd’hui ne couvre que 35.000 migrants alors qu’il pourrait bénéficier à beaucoup d’autres personnes. Cela diluerait le risque et permettrait de rendre le système plus pérenne. . Aujourd’hui, 67% de nos assurés sont des femmes, car il est fréquent que leurs maris (enregistrés avec un permis de travail) souscrivent à l’assurance maladie gouvernementale, et que les épouses et autres dépendants soient sans couverture, et aient recours au M-Fund comme protection. Si l’on autorisait ces migrants à souscrire au M-Fund, on augmenterait le pool de membres, notamment en bonne santé, avec un recours aux soins de santé moins fréquent et moins important.
Une réforme de l’assurance maladie pour les migrants est en préparation en Thaïlande, nous travaillons auprès du Ministère de la Santé et avec d’autres partenaires pour que les leçons générées par le M-Fund soient prises en compte dans les reformes afin d’obtenir une couverture efficace de tous les migrants dans le pays, et de même, pour obtenir une intégration formelle du M-Fund comme un des schémas de protection pour les migrants partout en Thaïlande.
Aujourd’hui, en plus des souscriptions, nous sommes soutenus par le Fonds mondial, L’Initiative, que nous remercions chaleureusement. Nous recevons également des dons privés de supporters réguliers, mais cela reste très minoritaire. Nous poursuivons encore une fois l’objectif d’atteindre la pérennité financière tout en offrant à nos membres la couverture de soins la plus large possible. Notre but a long-terme est de répliquer le M-Fund dans d’autres contextes, pour « fédérer » des personnes migrantes et refugiées souffrant des mêmes besoins, dans un schéma d’entre-aide et de protection de santé.