OFM Edition 186, Article Nombre: 3
Au moment où le maître de cérémonie demande au public de « prendre place pour le dernier moment de la journée », le décor est parfait. Tissus africains, lumière chaude, slam envoûtant, quatre survivant·e·s qui racontent leurs histoires de VIH, de tuberculose et de paludisme. La dramaturgie est impeccable : « Nous ne pouvons pas nous arrêter maintenant », répètent les voix et les dirigeants. Puis vient le chiffre attendu : 11,34 milliards de dollars promis pour le prochain cycle du Fonds mondial. Les applaudissements fusent.
Mais derrière l’émotion, l’arithmétique est implacable : l’objectif de 18 milliards n’est pas atteint. Pour la deuxième fois de suite, le Fonds mondial sort d’une conférence de reconstitution avec un déficit massif – environ un tiers de la cible manquant. Dans la salle, personne ne le dit frontalement. Pourtant, c’est ce chiffre-là, plus que les tissus et les chansons, qui déterminera le destin des programmes en Afrique et ailleurs.
Une mise en scène parfaite, un résultat en demi-teinte
Johannesburg offrait tout ce que le récit officiel aime : un sommet G20 en Afrique, une co-présidence Nord–Sud (Afrique du Sud / Royaume-Uni), des témoignages puissants, un slogan fédérateur – "stop at nothing” – et une mise en avant assumée des communautés au cœur de la riposte. Le message est clair : le partenariat fonctionne, la solidarité reste vivante, le Fonds mondial demeure l’une des plus belles réussites du multilatéralisme sanitaire.
Les chiffres de long terme justifient en partie cette célébration : le Fonds estime avoir sauvé 70 millions de vies depuis 2002 et réduit de près des deux tiers la mortalité combinée due au VIH, à la tuberculose et au paludisme dans les pays où il investit. En 2024, 25,6 millions de personnes ont reçu un traitement VIH, 7,4 millions ont été traitées pour la tuberculose, et 162 millions de moustiquaires imprégnées ont été distribuées. Peu d’instruments peuvent revendiquer un tel rapport coût–impact.
La mobilisation du secteur privé, souvent invoquée comme « nouvelle frontière » de la santé mondiale, a aussi atteint un niveau record : 1,34 milliard de dollars promis par des entreprises et fondations pour cette huitième reconstitution, soit le plus haut niveau de soutien privé de l’histoire du Fonds. C’est significatif – mais cela ne comble pas le trou laissé par la contraction des contributions publiques.
Catégorie
Équivalent USD (millions)
Total donateurs publics
10,005.0
Total donateurs privés
1,336.0
Total général
11,341.0
Car le cœur du problème est là : malgré cette mise en scène de solidarité, la somme totale plafonne à 11,34 milliards de dollars pour 2027-2029, loin des 18 milliards jugés nécessaires pour rester sur une trajectoire compatible avec les objectifs mondiaux de lutte contre les trois maladies. Certains grands donateurs ont réduit leur engagement – les États-Unis, premier contributeur, passent de 6 milliards promis lors de la 7e reconstitution à 4,6 milliards aujourd’hui ; le Royaume-Uni affiche 850 millions de livres, en baisse par rapport au cycle précédent. D’autres, comme la France, le Japon ou la Commission européenne, n’ont tout simplement pas annoncé de montant à Johannesburg, promettant de revenir « plus tard » avec une contribution.
À l’échelle d’un podium, le moment est triomphal ; à l’échelle des besoins, c’est un résultat en demi-teinte – et potentiellement dangereux.
Un gouffre budgétaire qui dit la crise du multilatéralisme sanitaire
La tentation est grande de lire ce déficit comme un simple accident de parcours, conséquence d’un « contexte difficile ». Ce serait une erreur. Ce gouffre budgétaire est le symptôme d’une crise plus profonde du multilatéralisme sanitaire et de l’aide publique au développement.
Depuis plusieurs années, l’aide internationale recule en termes réels, prise en étau entre crises internes (inflation, coût de la vie, tensions budgétaires) et reconfigurations politiques (recentrage sur les intérêts nationaux, montée de la droite et de l’extrême-droite, discours anti-“woke” et anti-multilatéral). Les discours de Johannesburg en portent la trace : on y parle moins de solidarité et davantage « d’investissements », de « rendement économique », de « réforme de l’architecture financière internationale » et de mobilisation du secteur privé.
Côté donateurs, le message implicite est double. D’un côté : « Nous continuons à soutenir le Fonds mondial parce qu’il est efficace, parce qu’il protège aussi notre sécurité sanitaire et parce qu’il offre des opportunités à notre secteur privé. » De l’autre : « L’ère du modèle ancien est terminée ; les pays bénéficiaires doivent devenir plus ‘autonomes’, lever plus de ressources domestiques et accepter des transitions plus rapides. » C’est exactement la ligne défendue par la direction du Fonds, qui annonce une réduction de 20 % de ses coûts de fonctionnement en 2026 et évoque déjà des coupes dans les subventions en cours jusqu’à fin 2026 du fait des tensions de financement.
Sur le papier, la recherche d’efficience est légitime : limiter les frais administratifs, éviter les doublons avec d’autres mécanismes, harmoniser les interventions avec Gavi et la Banque mondiale sont autant d’objectifs raisonnables. Mais lorsque l’on tente de « faire plus avec moins » dans un contexte où les besoins augmentent, l’exercice tourne vite à « faire moins avec moins ». Et ce « moins » se traduira très concrètement par des services supprimés, des traitements retardés, des innovations reportées – d’autant plus dramatique que nous sommes à la veille de ruptures majeures possibles : prévention VIH à longue durée d’action, nouvelles générations de moustiquaires et de vaccins palustre, régimes plus courts et plus efficaces pour la tuberculose.
Le silence de plusieurs donateurs historiques à Johannesburg est, lui aussi, politique. La France, le Japon et la Commission européenne ont joué un rôle structurant dans l’architecture de la santé mondiale des vingt dernières années. Leur absence de chiffres, au moment même où le Fonds mondial tire la sonnette d’alarme, envoie un signal ambigu : soutien symbolique au multilatéralisme, mais réticence à y mettre les moyens nécessaires.
D’ailleurs, selon un document interne révélé par Euractiv, la Commission européenne envisage de cesser d’ici 2030 son soutien financier à l’Alliance Gavi et au Fonds mondial.
Enfin, le glissement vers une rhétorique de « transition accélérée » et de « fin du modèle de l’aide » est porteur d’un risque majeur : celui de faire porter sur les pays à forte charge de morbidité – en particulier en Afrique – l’ajustement d’un choix qui relève d’abord des capitales du Nord. Autrement dit : nous avons collectivement décidé de mettre moins d’argent dans la lutte contre trois pandémies toujours responsables de près de 2 millions de décès par an – à vous, désormais, d’absorber le choc.
L’Afrique en première ligne, mais pas aux commandes
Symboliquement, cette huitième reconstitution marque une avancée : pour la première fois, le sommet est co-présidé par un pays africain et un pays du Nord, sur le sol africain, dans le cadre d’un G20 lui-même accueilli pour la première fois sur le continent. Les tissus, les chants, les témoignages des « fabric champions » viennent rappeler que les épidémies dont il est question ici sont d’abord vécues dans les villages, les townships, les quartiers informels d’Afrique.
L’Afrique du Sud annonce une contribution combinée gouvernement–secteur privé, en rands, et appelle les entreprises nationales à « se lever et être comptées ». D’autres pays africains ont, ces dernières années, inscrit pour la première fois – parfois modestement – une ligne Fonds mondial dans leur budget. Il serait simpliste de minimiser ces gestes : ils traduisent une volonté politique réelle de ne plus être seulement « bénéficiaires ».
Mais la réalité du pouvoir se joue ailleurs. Les paramètres qui détermineront les enveloppes pays pour 2027-2029 seront fixés par un Conseil d’administration toujours largement dominé par les bailleurs traditionnels. Les décisions sur la manière de gérer le déficit – quels pays verront leurs allocations réduites, quels segments seront jugés « moins prioritaires », quelles innovations devront attendre – seront prises à Genève, Washington, Londres, Bruxelles ou Tokyo, bien plus qu’à Abidjan, Kinshasa ou Maputo.
Pour les pays africains, trois risques se dessinent clairement :
Pourtant, cette crise de la 8e reconstitution peut aussi être un moment de clarification. Pour les acteurs africains – gouvernements, société civile, chercheurs, communautés – l’enjeu est d’utiliser les prochains mois pour mettre des chiffres et des visages derrière ce déficit : combien de sites de dépistage communautaire en moins ? Combien de centres de traitement pour la TB multirésistante ? Combien de moustiquaires non distribuées dans les zones déjà en re-résurgence palustre ?
C’est aussi le moment de poser, de manière plus politique, les conditions d’une “autonomie” qui ne soit pas un autre nom pour l’austérité sanitaire : quelles marges de manœuvre fiscales réelles ? Quels mécanismes régionaux (Banque africaine de développement, fonds santé régionaux) peuvent compléter – et non remplacer – le Fonds mondial ? Quel rôle pour l’Union africaine dans la définition des règles du jeu plutôt que dans leur simple application ?
En conclusion….
Johannesburg restera sans doute comme une belle image : une tapisserie de tissus colorés, des voix de survivant·e·s, un président sud-africain annonçant “un moment charnière pour la santé mondiale”. Mais pour les programmes VIH, TB et paludisme de Dakar à Luanda, c’est une autre image qui s’impose : celle d’un pont à moitié construit au-dessus d’un fleuve en crue.
“Nous ne pouvons pas nous arrêter maintenant”, ont répété les artistes et les dirigeants. Prendre cette phrase au sérieux, c’est accepter de regarder en face ce que signifie une reconstitution à 11,34 milliards quand on en juge 18 nécessaires : une renégociation urgente du partage de l’effort entre grands bailleurs, une pression forte sur les donateurs silencieux pour qu’ils se positionnent, mais aussi une mobilisation africaine exigeante, qui refuse à la fois la dépendance et la fausse autonomie.
Le Fonds mondial reste un instrument irremplaçable. Mais un instrument sous-financé ne peut pas, par magie, tenir les promesses que l’on met dans les discours. Si cette 8e reconstitution doit vraiment être un « tournant », ce ne sera pas par la beauté de sa mise en scène, mais par la capacité des acteurs – au Nord comme au Sud – à transformer un déficit gênant en débat politique assumé sur ce que vaut, collectivement, la promesse de mettre fin à trois pandémies qui continuent de tuer des millions de personnes, principalement en Afrique.
Donateurs publics – 8e reconstitution (conférence du 21 novembre 2025)
Type
Donateur
Devise
Montant (millions, devise)
Public
Australia
AUD
266.0
171.6
Belgium
EUR
30.0
34.6
Canada
CAD
1,020.0
723.8
Côte d'Ivoire
USD
2.5
Denmark
DKK
375.0
57.9
Germany
1,000.0
1,154.1
India
Ireland
72.0
83.1
Italy
150.0
173.1
Korea (Republic)
100.0
Luxembourg
13.8
15.9
Malta
0.2
Monaco
0.6
0.7
Morocco
1.3
1.5
Namibia
1.0
Netherlands
146.4
169.0
New Zealand
NZD
3.0
1.7
Nigeria
15.0
Norway
NOK
2,000.0
195.7
Portugal
Singapore
0.4
South Africa
26.6
Spain
145.0
167.3
Switzerland
CHF
64.1
79.6
Tanzania
Uganda
United Kingdom
GBP
850.0
1,112.3
United States
4,600.0
Zimbabwe
Other Public Donors³
–
1,080.2
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Numéro d'article : 1
2025-11-25
Numéro d'article : 2
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Numéro d'article : 6
Numéro d'article : 7
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