OFM Edition 180, Article Nombre: 3
Un déclin continu de l’aide à la santé mondiale en Afrique (2010-2024)
L’Afrique a connu une décennie de recul en matière d’aide internationale pour la santé. Entre 2010 et 2024, les financements alloués à la santé par les grands bailleurs de fonds et institutions mondiales ont suivi une tendance nettement décroissante. Selon l’Institut pour la santé et l’évaluation (IHME), la croissance annuelle de l’aide publique au développement (APD) pour la santé, autrefois à +11% par an durant l’ère des Objectifs du millénaire pour le développement (années 2000), est retombée sous les +5% dans les années 2010. Après un plateau, un sursaut conjoncturel en 2020-2021 lié à la riposte au COVID-19 a masqué cette réalité, mais en excluant les financements COVID, l’aide santé en 2021 a atteint son niveau le plus bas en 13 ans. Elle n’a que faiblement rebondi en 2022 avant de replonger en 2023.
Cette baisse s’observe chez la plupart des grands donateurs. En 2023, hors financements COVID, l’aide à la santé restait inférieure à son niveau pré-pandémie pour les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, le Canada, l’Union européenne, la France, l’Italie ou les Pays. Plusieurs ont même réduit leurs contributions entre 2022 et 2023, notamment les États-Unis, l’Allemagne, l’Italie et le Canada. En conséquence, la part de l’aide publique au développement (APD) consacrée à la santé est tombée à son plus bas niveau en dix ans. Toujours en 2023, sous la pression de l’extrême droite et des Conservateurs, la suède réduit son APD: «Les Nations unies n'échappent pas à la saignée :les fonds alloués par le royaume scandinave à l'organisation ONU Femmes baissent de 25 %. Même chose pour le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). L'Onusida perd un tiers de ses financements.». À l’évidence, les gouvernements donnent aujourd’hui une priorité moindre à la santé mondiale, rompant avec les investissements réguliers qui avaient soutenu les progrès sanitaires des années 2000.
Parallèlement, les besoins restent immenses. Les donateurs ont privilégié l’urgence de la COVID-19 en redéployant des budgets, au détriment d’autres priorités sanitaires. Cette «dépriorisation» menace d’annuler les progrès contre les maladies évitables. On constate déjà une recrudescence du paludisme depuis 2018, une hausse du nombre d’enfants non vaccinés de base (+13% entre 2019 et 2023), ainsi que des flambées de choléra et de Mpox dans plusieurs pays. Le recul de l’aide sanitaire laisse entrevoir un avenir sombre pour la santé en Afrique, d’autant que la suspension annoncée de l’aide américaine en 2025 pourrait aggraver la situation.
Infectieux en berne : VIH, paludisme, tuberculose sous-financés
Les programmes de lutte contre les maladies infectieuses, traditionnellement au cœur de l’aide en Afrique, subissent fortement ce désinvestissement. Le financement international du VIH/sida stagne depuis le milieu des années 2010. D’après l’ONUSIDA, le total des ressources disponibles pour la riposte au sida dans les pays à revenu faible et intermédiaire atteignait 20,8milliards de dollars en 2022, un niveau retombé au même qu’en 2013. Entre 2020 et 2023, le financement annuel mondial du VIH a reculé de 7,9%. En 2023, on estime à 19,8milliards $ les fonds mobilisés (dont 59% de sources domestiques) – bien en deçà des 29,3milliards $ requis en 2025 pour atteindre les objectifs d’élimination. Cette érosion lente survient malgré l’augmentation continue des besoins pour élargir l’accès aux traitements antirétroviraux et aux programmes de prévention.
Le paludisme (malaria) connaît également un déficit chronique de financement. En 2022, seulement 4,1milliards $ ont été investis dans la lutte mondiale contre le paludisme, face à un besoin estimé à 7,8milliards $. L’écart entre ressources disponibles et requises s’est creusé ces dernières années, passant d’un gap de 2,3milliards $ en 2018 à 3,7milliards $ en 2022. Faute de moyens suffisants, les progrès contre le paludisme stagnent : le nombre de cas mondiaux est reparti à la hausse (+5millions entre 2021 et 2022) et la mortalité, après des décennies de baisse, ne recule plus. L’OMS avertit que le monde n’est pas sur la bonne voie pour atteindre les cibles 2025 de réduction du paludisme, avec un retard de 55% par rapport aux objectifs intermédiaires.
La tuberculose subit le même manque de priorité. Les données de l’OCDE montrent qu’en 2020, l’ensemble des pays donateurs n’ont apporté que 921millions $ (décaissements effectifs) à la lutte contre la tuberculose dans les pays en développement. Le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme fournit à lui seul les deux-tiers de ces financements (616millions $ en 2020). Malgré un léger accroissement au début des années 2010, les sommes dédiées à la tuberculose restent très faibles au regard des besoins : l’OMS estimait en 2020 que les dépenses totales de lutte antituberculeuse (toutes sources confondues) n’atteignaient que 39% du financement nécessaire pour couvrir les services de prévention, diagnostic et traitement dans le monde.
Ces tendances indiquent un désengagement relatif des bailleurs vis-à-vis des grandes pandémies. Même le VIH/sida, longtemps priorité absolue, voit ses financements plafonner. En Afrique, où se la majorité des personnes vivant avec le VIH et l’essentiel du fardeau mondial du paludisme et de la tuberculose, ce désinvestissement menace de faire régresser des progrès acquis de haute lutte.
Des priorités budgétaires détournées : la santé contre les dépenses militaires
La baisse relative des financements internationaux de santé intervient dans un contexte de redéploiement des priorités budgétaires mondiales. Tandis que l’aide sanitaire fléchissait, les dépenses militaires mondiales augmentaient fortement sur la même période. D’après l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), les budgets militaires globaux ont grimpé neuf années d’affilée pour atteindre un niveau record de 2400milliards de dollars en 2023. C’est une hausse de plus de 50% par rapport au début de la décennie 2010 (en 2010, les dépenses militaires mondiales tournaient autour de 1600milliards $ d’après les données SIPRI). La seule année 2022 a vu un bond de +3,7% en termes réels, alimenté par les tensions géopolitiques et la guerre en Ukraine, portant le total à 2240milliards $ (Figure 1).
Figure 1: Le monde se réarme
Source: SIPRI
Cette envolée contraste vivement avec la stagnation de l’APD sanitaire. En proportion du PIB, l’effort d’aide internationale stagne autour de 0,3-0,4% du RNB des pays donateurs depuis 2010, tandis que la part du PIB consacrée aux dépenses militaires a eu tendance à croître dans de nombreux États. En outre, une portion croissante de l’APD est redirigée vers des dépenses intérieures liées à l’accueil des réfugiés ou la sécurité, plutôt qu’investie dans des projets de santé dans les pays en développement. Autrement dit, si la communauté internationale dans son ensemble n’a jamais dépensé autant pour sa défense, elle peine à mobiliser des ressources nouvelles pour la santé mondiale.
Les conséquences se font sentir en Afrique, où une grande partie des systèmes de santé restent dépendants de l’aide extérieure. En 2021, la moitié des pays d’Afrique subsaharienne finançaient plus d’un tiers de leurs dépenses de santé grâce à des fonds externes (dons ou prêts). Cette dépendance rend le secteur vulnérable aux arbitrages budgétaires des bailleurs. Lorsque ceux-ci privilégient la défense ou d’autres secteurs, la santé publique africaine en subit directement les effets, faute de relais immédiat par des ressources domestiques équivalentes.
Quelles perspectives ? Risques pour les OMD et les ODD
Le recul de l’aide internationale pour la santé entre 2010 et 2024 a déjà eu des implications notables sur la réalisation des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) liés à la santé, et augure mal de l’atteinte des cibles actuelles des Objectifs de développement durable (ODD). Plusieurs cibles OMD en Afrique n’ont pas été atteintes en 2015, en partie en raison de financements insuffisants pour soutenir les efforts nécessaires sur la durée. Par exemple, la réduction de la mortalité maternelle est restée très en-deçà de l’objectif dans la majorité des pays, tout comme la baisse de la mortalité infantile qui, malgré des progrès importants, n’a pas atteint le deux-tiers visé dans la plupart des États. De même, l’OMD 6 visant à «combattre le VIH/sida, le paludisme et d’autres maladies» n’a pu être pleinement réalisé : si la progression du VIH et du paludisme a été freinée, leur éradication est loin d’être acquise, et la tuberculose reste une cause majeure de mortalité. Le rapport final d’évaluation des OMD en Afrique notait que le manque de moyens financiers, techniques et humains avait laissé une partie des objectifs vulnérables à l’échec.
Pour les ODD à l’horizon 2030, le retard accumulé préoccupe. L’ODD3 (bonne santé et bien-être) englobe la fin des épidémies de sida, tuberculose, paludisme et autres maladies tropicales, ainsi que la réduction de la mortalité maternelle (objectif de moins de 70 pour 100000) et infantile (moins de 25 pour 1000 naissances pour les moins de 5 ans) d’ici 2030. Atteindre ces cibles sans un redressement majeur des financements paraît illusoire. Par exemple, mettre fin à l’épidémie de sida à l’échelle mondiale nécessiterait des investissements annuels d’au moins 29milliards $ d’ici 2025, or on en est loin. De même, éliminer le paludisme demanderait de presque doubler les ressources actuelles chaque année. Sans un sursaut, le «fossé financier» de la santé en Afrique risque de se creuser, menaçant de renverser les gains de survie des deux dernières décennies.
Les experts appellent à replacer la santé au cœur des priorités internationales. «L’aide santé doit être re-priorisée dans un monde post-COVID pour maintenir les progrès contre les maladies évitables et renforcer la préparation aux prochaines pandémies», avertit une analyse de ONE.org. Des signaux récents sont préoccupants : l’Union européenne, la France, l’Allemagne et les États-Unis ont annoncé des coupes dans leur aide globale. Si ces coupes persistent et produisent un effet de contagion la tendance négative pourrait s’aggraver.
Enfin, le gel du financement de l’USAID en 2025 vient renforcer la crainte d’un effondrement de l’aide sanitaire. Les États-Unis sont le premier contributeur mondial de l’APD, avec un budget géré par USAID de 42,8milliards $ en 2023. Dans le domaine de la santé, leur rôle est prépondérant, en particulier via l’initiative PEPFAR contre le VIH. Comme nous l’avons montré dans un article publié dans l’édition 179 de l’OFM, l’Afrique est la première bénéficiaire de l’aide américaine en santé, notamment pour le VIH/sida. Dans certains pays, plus de 50%, voire jusqu’à 90% du budget national de lutte contre le sida provient du programme PEPFAR américain. Un arrêt prolongé de cette aide aurait des conséquences immédiates : des milliers de soignants financés par des projets USAID/PEPFAR se sont déjà retrouvés en situation précaire (Figure 2), et au moins 14 pays ont signalé des ruptures critiques dans l’accès aux traitements vitaux du VIH. Si une telle situation devait perdurer, elle anéantirait des années d’avancées et compliquerait drastiquement l’atteinte des objectifs sanitaires des ODD.
Figure 2: Cartographie de l’impact du gel de l’aide américaine dans le domaine de la santé
Source: The Economist
Un sursaut nécessaire
La période 2010-2024 a été marquée par une désillusion progressive pour la santé mondiale en Afrique : les promesses d’aide n’ont pas toutes été tenues, et la fatigue des donateurs combinée à d’autres urgences a conduit à un recul inquiétant des financements. Les domaines clés – maladies infectieuses, santé maternelle et infantile, VIH/sida – ont vu leurs budgets diminuer ou stagner alors même que les besoins restaient immenses. La comparaison avec l’augmentation des dépenses militaires souligne un choix politique global qui n’a pas favorisé la solidarité sanitaire.
Si rien n’est fait, l’Afrique risque de manquer non seulement les anciennes cibles des OMD (déjà échues), mais aussi les nouvelles cibles des ODD d’ici 2030, ce qui se traduirait par des millions de vies perdues ou compromis. Néanmoins, il reste une fenêtre pour agir : réinvestir dans la santé, tenir les engagements financiers, innover dans les mécanismes de financement (par exemple via des taxes de solidarité, l’allègement de la dette contre investissement social, etc.), et mieux aligner l’aide sur les priorités des pays bénéficiaires. L’histoire récente l’a montré, qu’il s’agisse de la lutte contre le sida ou de la réduction de la mortalité infantile : lorsque les ressources et la volonté politique sont réunies, des progrès spectaculaires sont possibles. Un sursaut international, même tardif, pourrait remettre l’Afrique sur la voie des objectifs sanitaires et éviter de sacrifier les gains durement acquis au cours des 20 dernières années.
Enfin, le système d’aide au développement doit impérativement évoluer vers un modèle plus durable et résilient. La dépendance excessive à l’aide extérieure a révélé ses failles, notamment lors des crises où de nombreux pays africains se sont retrouvés démunis, incapables d’accéder à leurs propres données sanitaires ou à leurs stocks de médicaments. Le gel de l’USAID n’est que le dernier signal d’alarme d’une tendance de long terme. L’Afrique ne peut plus se contenter d’un modèle où la survie de millions de personnes repose sur des décisions budgétaires prises à Washington, Bruxelles ou Londres. Nous ne cesserons de le dire, l’avenir sanitaire du continent passe par une plus grande autonomie et un financement domestique et pérenne, conçu pour résister aux crises et garantir l’accès aux soins essentiels à long terme.
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2025-03-14
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