Plaidoyer pour un changement de paradigme dans le rapport du Fonds mondial aux Organisations de la société civile
Author:
Aidspan
Article Type:Article Number: 3
Cet article analyse la relation complexe entre le Fonds mondial et les organisations de la société civile (OSC) dans le domaine de la santé, en particulier dans la lutte contre les trois pandémies majeures. Tout en permettant à de nombreuses OSC de se développer en leur fournissant des financements importants, le Fonds mondial a souvent utilisé ces organisations comme des leviers pour atteindre ses propres objectifs, sans toujours contribuer directement à leur renforcement structurel. Aujourd'hui, les OSC sont à un tournant crucial et doivent évoluer pour continuer à répondre aux besoins des populations vulnérables, en valorisant leur approche communautaire et leur capacité de plaidoyer. Le Fonds mondial doit, de son côté, réviser ses pratiques pour soutenir la pérennité et l’autonomie des OSC locales, notamment en adaptant ses méthodes de financement, en introduisant des mesures de flexibilité et en favorisant des partenariats avec d'autres bailleurs de fonds.
Contexte
Le Fonds mondial (FM) est depuis plus de 20 ans un acteur majeur dans le domaine de la santé mondiale. Son apport dans la lutte contre les 3 maladies n’est plus à démontrer, et son modèle de partenariat a fait émerger de nombreux acteurs localement, parmi lesquels les organisations de la société civile (OSC). Placées au cœur des décisions par leur participation dans les instances de gouvernance locales (dans les instances de coordination nationales, CCM) et internationales (3 délégations au Conseil d’administration du Fonds mondial), elles font figure d’exceptions dans un système de l’aide dont la gouvernance est principalement dévolue aux États, ou bien réduites à la portion congrue pour des raisons d’affichage.
La propension du Fonds mondial à engager les acteurs faisait écho au mouvement de prise en charge de leur propre santé par les patients, particulièrement ceux vivant avec le VIH, devenus experts et acteurs de changement. Durant plus de 20 ans, les organisations de la société civile ont participé aux grandes discussions et décisions stratégiques du Fonds mondial, bénéficié de financements pour mettre en œuvre des programmes de prévention, de promotion et de liens aux soins et de soutien pour structurer leur action. Ce sont principalement les organisations de lutte contre le VIH qui ont d’abord entamé ce partenariat, suivies bien plus tard par les organisations de la TB et du paludisme. Aujourd’hui, dans tous les pays où le Fonds mondial a financé des programmes, des organisations de la société civile ont émergé, se sont structurées autour de la lutte contre les trois pandémies, et ont démontré la valeur ajoutée indéniable de leur action dans le renforcement du système de santé et de l’accès aux soins.
Cependant, de nombreuses raisons poussent les OSC à réfléchir à leur avenir et d’interroger leur raison d’être et leur pérennité au-delà de la lutte contre les 3 pandémies :
- Le concept de One Health, qui articule la santé humaine, la santé animale, et prend en compte l’environnement et le changement climatique qui affectent de nombreuses populations, en particulier dans les pays les plus pauvres ;
- Un repositionnement de nombreux bailleurs autour de ce concept et plus généralement une vision intégrée de la santé qui place le patient au centre et prévoit des services accessibles et diversifiés à l’image des besoins exprimés ;
- L’anticipation d’une stagnation ou d’une baisse des financements disponibles au Fonds mondial, bailleur central des OSC luttant contre les 3 pandémies.
C’est dans ce cadre qu’il est proposé de réfléchir à de nouvelles stratégies visant à accompagner la pérennisation des OSC et leur évolution naturelle, auxquelles le Fonds mondial peut largement contribuer.
Comment les organisations de la société civile se projettent
La société civile est un élément essentiel d’une société plurielle, qui accepte la richesse des idées et de la diversité des points de vue. Une société civile dont la vitalité est intacte constitue à la fois un contre-pouvoir de l’État, une voix importante dans le débat public, et la manifestation d’un engagement citoyen tourné vers la solidarité et le souci de son prochain.
Maintenir une société civile active et indépendante est un effort de tous les instants, en particulier dans des pays où les pouvoirs sont concentrés dans les mains d’une petite portion du personnel politique et administratif. Dans le contexte actuel d’un nombre croissant de conflits, d’instabilité politique, de dégradation du pouvoir d’achat, des services publics, d’accélération des effets du changement climatique, les OSC ont un rôle central à jouer :
- Elles portent la voix des sans voix, ceux qui sont stigmatisés, discriminés, laissés pour compte du fait de leur pauvreté, de leur manque d’accès à l’éducation et aux services de base, et dont les revendications ne sont que rarement entendues ;
- Elles interrogent leurs gouvernements sur le bon usage de l’argent public, la qualité des services publics et réclament la transparence nécessaire au bon fonctionnement d’un État de droit ;
- Elles fournissent elles-mêmes des services pour le compte des usagers et usagères dans le besoin, adaptés à des situations de discrimination et de stigmatisation et complètent l’effort de l’État ;
- Elles agissent comme des lanceuses d’alerte sur des sujets volontairement ou involontairement laissés de côté par les pouvoirs publics, et qui requièrent une réponse institutionnelle.
Pour pouvoir jouer ce rôle, les organisations de la société civile ont besoin d’une structure organisationnelle et financière stable, qui accompagne le militantisme et recrée du lien social.
Quel peut être le rôle des bailleurs, en particulier du Fonds mondial ?
Le Fonds mondial développe une vision instrumentale de sa relation avec la société civile, perçue comme un agent de changement permettant une amélioration de l’environnement des populations vulnérables et clés, un accès facilité à des personnes discriminées et stigmatisées. Le Fonds mondial compte également sur les OSC pour mener un plaidoyer en faveur de la mobilisation des ressources domestiques, et pour exiger la redevabilité de l’État sur la bonne utilisation des fonds. Il ne semble pas chercher à accompagner le développement stratégique des OSC ni leur structuration pérenne, au-delà des exigences qu’il pose pour une bonne gestion des fonds qu’il leur confie.
Alors que certains bailleurs tels qu’Expertise France développent une approche de long terme, et un rapport flexible aux OSC partenaires et aux bénéficiaires d’assistance technique, le Fonds mondial fixe des règles qui rendent la collaboration difficile et déstructurent les OSC. À titre d’exemple, les organisations de la société civile locales et internationales ne bénéficient pas du même traitement. Certains frais de gestion sont acceptés pour les ONG internationales, tandis qu’ils sont refusés aux organisations locales.
Pour être à la hauteur des enjeux auxquels se confronte la société civile, le Fonds mondial doit accepter d’ouvrir la réflexion et de prendre des décisions concernant :
- L’appui à la pérennisation des OSC par l’octroi systématique de frais de gestion : le premier besoin des OSC est d’assurer une pérennité financière et organisationnelle pour supporter un projet stratégique de long terme. Le financement de postes clés pour la mobilisation des ressources, la gestion des partenariats extérieurs, la direction financière, le contrôle de gestion ou l’audit interne est indispensable. L’installation de systèmes de gestion performants, ainsi que des processus de bonne gouvernance (vie associative dynamique, planification et capitalisation des actions) aussi. Or, le Fonds mondial contrairement à d’autres bailleurs (USAID, Expertise France) ne verse pas de frais de gestion aux OSC locales, créant un double standard inadmissible avec les ONG internationales. Il est temps de revoir les règles afin d’octroyer à toutes les OSC locales des frais de gestion, PR, SR et SSR ayant besoin de se développer et de diversifier ses financements afin d’éviter une crise organisationnelle qu’ont déjà connu de nombreuses organisations lors du retrait d’un seul bailleur.
- L’appui à la réflexion stratégique des OSC: pour celles qui souhaitent faire un point d’étape sur leur valeur ajoutée, leurs acquis, et réfléchir aux 10 prochaines années, le Fonds mondial doit accompagner cette évolution stratégique garante d’une pérennité et d’une adaptation de la structure aux enjeux du futur. Si les OSC ont longtemps servi les objectifs stratégiques du Fonds mondial en privilégiant la lutte contre les 3 pandémies dans une relation où tout le monde était gagnant, il faut maintenant que le Fonds mondial aide les OSC à évoluer, comme il a repositionné une partie de ses investissements vers le RSS en appuyant de nouveaux acteurs. Les subventions du FM doivent comprendre un appui de moyen terme au repositionnement des OSC dans le paysage actuel de la société civile.
- La recherche de partenariats multi-bailleurs: ces partenariats pourraient permettre un renforcement de long terme de la société civile et un engagement collaboratif d’une nouvelle nature entre grands bailleurs. Les initiatives stratégiques, dont une est consacrée à l’engagement communautaire et des réseaux associatifs, ainsi que les subventions du Cycle de subvention 8 doivent comporter une enveloppe pour accompagner la structuration des OSC, et ces actions devenir un catalyseur pour d’autres bailleurs qui souhaitent se joindre à l’initiative ou traditionnellement engagés dans l’appui à la société civile (Expertise France, GIZ, USAID, ENABEL).
- Un assouplissement des règles de gestion afin de permettre aux OSC de fonctionner selon leurs outils et de ne pas subir les décisions du Fonds mondial. Ce dernier doit renoncer à fixer avec les Récipiendaires Principaux les postes financés pour chaque Sous récipiendaires et Sous Sous Récipiendaires ainsi que les salaires, sans tenir compte des grilles salariales en vigueur, et cesser d’imposer des outils de gestion qui contredisent parfois les manuels de procédures existants, des systèmes de suivi-évaluation déjà en place. Le Fonds mondial doit revenir à un modus operandi qui laisse aux OSC la flexibilité de s’organiser comme elles le souhaitent afin de mener à bien leur mission, dans le respect de leur souveraineté et de leur expertise, tant que les règles de bonne gestion sont respectées.
Plus généralement, un rééquilibrage dans la relation entre le Fonds mondial et les OSC locales, qui dépasserait une vision instrumentaliste de la société civile pour l’accompagner de manière respectueuse de ses règles, sera la condition pour une pérennisation des efforts déjà engagés pour faire grandir les OSC.
Les dangers en cas de statu quo
Si le Fonds mondial ne changeait pas d’approche, il serait coupable d’encourager les OSC dans une tendance qui leur sera néfaste : une dépendance presque totale à ses financements, une gestion incohérente et écartelée entre des processus calqués sur les exigences des bailleurs (qui parfois se contredisent), une hyper spécialisation dans la lutte contre 1 ou 2 pathologies pour lesquelles les financements sont en diminution et l’essoufflement de leur action qui ne répondra plus aux enjeux et aux défis des crises actuelles auxquelles la société civile peut contribuer à répondre.
Si le Fonds mondial ne prend pas acte de la fragilité de ce système, il court le risque de faire disparaître une grande partie des organisations qu’il a contribué à faire émerger au cours de ces 20 dernières années. Disparaîtront avec elles de bonnes pratiques en matière d’engagement communautaire, des services utiles pour la population, et un contre-pouvoir sain des autorités politiques et sanitaires.
Le Fonds mondial réfléchit à la transition, et à la manière de garantir la pérennité de l’action, les OSC locales sont un élément essentiel de cette pérennité et un gage que l’action de ce bailleur fidèle depuis 20 ans perdurera dans le temps. Les OSC doivent orienter les discussions sur leur avenir et pas seulement sur la technicité nécessaire pour continuer de donner des services (par la contractualisation avec l’État notamment) aux groupes vulnérables. Elles sont disposées à mener cette réflexion et attendent du Fonds mondial qu’il mette à disposition ses instances de gouvernance (Comités stratégiques, Finances, Ethique et gouvernance, Conseil d’administration) afin que ces demandes se matérialisent par des résolutions qui seront à terme appliquées par le Secrétariat.