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La Charte d’investissement dans les ressources humaines en santé en Afrique (2024) : De quoi s’agit-il?
OFM Edition 173

La Charte d’investissement dans les ressources humaines en santé en Afrique (2024) : De quoi s’agit-il?

Author:

Christian Djoko

Article Type:
NOUVELLES

Article Number: 2

Cet article propose une présentation des principales articulations de la Charte sur l'investissement dans les ressources humaines en santé en Afrique, adoptée en mai 2024. Bien que cet instrument se distingue par son ambition et son intérêt, il est légitime de s’interroger sur son avenir. Ne risque-t-il pas de connaître le même sort que de nombreux autres instruments adoptés par les États africains, souvent relégués aux oubliettes et laissés sans mise en œuvre concrète ?

Introduction

 

En mai 2024, l’Afrique a franchi une étape historique dans l’amélioration de ses systèmes de santé avec l’adoption de la Charte d’investissement dans les ressources humaines en santé. Cet instrument vise à répondre à des défis structurels de longue date, notamment les pénuries chroniques de personnel de santé, la mauvaise répartition des ressources, et le sous-financement qui compromettent la couverture sanitaire universelle et la sécurité sanitaire. Une telle initiative s’inscrit dans le cadre de la vision de l’OMS pour l’Afrique : renforcer durablement les systèmes de santé du continent et garantir des soins de santé accessibles à toutes et tous. Bien que cet instrument soit à la fois ambitieux et porteur d’un grand intérêt, il convient de s’interroger sur son devenir. Ne risque-t-il pas, comme tant d’autres initiatives adoptées précédemment par les États africains, de finir relégué aux oubliettes et abandonné sans réelle mise en œuvre ?

 

Contexte et objectif de la Charte

 

Les systèmes de santé africains font face à de nombreuses difficultés, notamment un accès limité aux services et un manque de financement adéquat pour recruter, former et fidéliser les ressources humaines en santé. Bien que des progrès aient été réalisés, plus de 70 % des pays africains font toujours face à de graves pénuries. Un diplômé sur trois en santé risque de ne pas trouver un emploi décent après l’obtention de son diplôme. Les estimations actuelles indiquent que la région aura besoin de 5,3 à 6,1 millions de professionnels supplémentaires d’ici 2030 pour répondre aux besoins croissants de la population. Avec une augmentation de la couverture des services de santé de 24 % à 46 % entre 2000 et 2019, le continent reste loin des objectifs fixés pour atteindre une couverture sanitaire universelle (CSU) d’ici 2030.

 

En fait, la répartition inégale des ressources humaines en santé, les mauvaises conditions de travail et la migration du personnel qualifié sont des défis persistants. Ces problèmes, bien qu’ils existent au niveau mondial, se manifestent avec une intensité particulière en Afrique. Dans de nombreuses régions rurales, les établissements de soins de santé primaires manquent cruellement de personnel et de moyens. Comme nous l’avons d’ailleurs montré dans un article publié récemment, la fidélisation des ressources humaines en santé est particulièrement difficile en raison de la faiblesse des conditions de travail, des salaires peu compétitifs et du manque de perspectives de carrière. Le manque d’investissement dans ce secteur, associé à une faible priorité accordée à la santé, a exacerbé les tensions dans les systèmes de santé africains. Les ressources nationales allouées à la santé restent insuffisantes, ce qui empêche de nombreux pays d’atteindre la CSU et de garantir la sécurité sanitaire. En effet, 21 pays de la région africaine consacrent moins de 5 % de leur produit intérieur brut (PIB) à la santé, tandis que 36 pays dépensent moins que le minimum de 112 dollars américains par habitant et par an, nécessaire pour assurer l’accès aux services de santé essentiels. Cette situation s’est aggravée avec la pandémie, poussant de nombreux pays africains à allouer davantage de ressources au remboursement de la dette (Figure 1) plutôt qu’aux dépenses de santé, rendant ainsi l’atteinte des objectifs sanitaires encore plus difficile.

 

Figure 1 : Service de la dette en pourcentage de dépenses publiques en Afrique

 

 

La pandémie de COVID-19 a également mis en lumière l’importance cruciale des ressources humaines pour assurer non seulement la santé publique, mais aussi la stabilité économique. Comme le souligne l’argumentaire qui précède la Charte, « les ressources humaines en santé représentent un investissement rentable pour les États et tous les investisseurs. Selon les estimations de l’Organisation internationale du Travail (OIT), l’augmentation des dépenses pour atteindre les cibles des ODD relatives à la santé entraînerait la création d’environ 173 millions d’emplois dans le monde dans le secteur de la santé et de l’action sociale, ainsi que dans d’autres secteurs. Pour chaque dollar investi dans la santé et la création d’emplois décents pour les ressources humaines en santé, le rendement potentiel est d’environ neuf dollars. Il a également été démontré que la moitié de la croissance économique mondiale au cours de la dernière décennie résultait de l’amélioration de la santé, et que pour chaque année supplémentaire d’espérance de vie, le taux de croissance économique augmentait de 4 %. » (p. 7).

 

Face à ces défis, il apparaît indispensable d’augmenter les investissements dans les ressources humaines en santé pour stabiliser et renforcer durablement les systèmes de santé africains. Si des investissements substantiels ne sont pas effectués pour recruter et retenir ces professionnels dans ces zones, les efforts de formation seront vains, car beaucoup de ces travailleurs partiront vers des régions offrant de meilleures conditions.

 

Ossature de la Charte

 

Avant de nous appesantir sur l’objectif et les principes de la Charte, présentons brièvement le processus ayant conduit à son adoption. L’élaboration de cet instrument a suivi un processus participatif impliquant des dialogues politiques régionaux et des consultations avec des partenaires clés (Figure 2). Ce processus, débuté en novembre 2022 lors d’un atelier régional à Accra (Ghana), a vu la participation de 26 États membres, ainsi que d’organisations internationales comme l’OIT, la Banque mondiale, l’USAID, le Fonds mondial et les membres du partenariat Harmonisation pour la santé en Afrique (HHA), L’Agence japonaise de coopération internationale (JICA), le Mécanisme de financement mondial (GFF), l’UNICEF, la Banque africaine de développement (BAD), la Frontline Health Workers Coalition et Africa Frontline First (AFF). Un groupe de travail d’experts s’est ensuite réuni en décembre 2022 à Brazzaville pour la rédaction de la charte, qui a été affinée à travers plusieurs consultations nationales et internationales en 2023, avant d’être adoptée en 2024.

 

Figure 2 : Processus d’élaboration de la Charte des investissements en ressources humaines en santé

Source : Charte d’investissement dans les ressources humaines en santé (p. VII)

 

 

Objectif

 

L’objectif de la Charte « est d’aligner et de stimuler les investissements dans la formation, l’emploi, la fidélisation et la mobilité des ressources humaines en santé, afin de réduire de moitié les inégalités d’accès aux ressources humaines en santé, en particulier dans les milieux ruraux et les contextes de soins de santé primaires, créant ainsi des emplois décents, en particulier au profit des femmes et des jeunes, en renforçant les systèmes de santé et en accélérant les progrès vers la couverture sanitaire universelle, la sécurité sanitaire et les Objectifs du développement durable en Afrique ». Elle repose sur cinq principes fondamentaux :

 

Principes

 

  1. Leadership et gouvernance de l’État : Les gouvernements doivent jouer un rôle central dans la définition des priorités nationales et la coordination des investissements. La Charte promeut l’élévation des questions relatives aux ressources humaines en santé au plus haut niveau des dialogues politiques nationaux.
  2. Priorisation basée sur des données probantes : Les investissements doivent être fondés sur des données fiables. La Charte encourage la collecte et l’analyse de données sur le marché du travail dans le secteur de la santé pour orienter les décisions.
  3. Alignement et synergie des investissements : La collaboration entre les États, les partenaires sociaux et les bailleurs de fonds est essentielle pour éviter le gaspillage des ressources et maximiser l’impact des investissements.
  4. Stimulation des investissements : Pour pallier les sous-investissements historiques, la Charte encourage l’augmentation des ressources financières consacrées aux ressources humaines en santé à travers des initiatives nationales et internationales.
  5. Durabilité des investissements : La Charte promeut une approche à long terme des investissements dans les ressources humaines en santé pour garantir que les efforts actuels profitent aux générations futures.

 

Théorie du changement

 

La théorie du changement est au cœur de l’élaboration de la Charte. Elle repose sur un modèle d’investissement guidé par les cinq principes énoncés. Chaque étape de l’investissement est étroitement liée à un processus de gouvernance et de coordination entre les États, les partenaires sociaux et les acteurs financiers.

 

La mise en œuvre des actions d’investissement commence par l’identification des priorités basées sur des données probantes. Cela se traduit ensuite par un dialogue entre les actrices et acteurs pour garantir que les investissements sont alignés sur les besoins du pays.

 

Figure 3 : Théorie du changement

Source : Charte d’investissement dans les ressources humaines en santé (p.16)

 

Une fois les investissements réalisés, il est crucial d’assurer leur durabilité. Ainsi, la Charte prévoit la mise en place d’un pacte d’investissement, qui formalise les engagements des États et des investisseurs.

 

Engagements des parties prenantes

 

Les États membres, en collaboration avec leurs partenaires, s’engagent à :

  • Renforcer le leadership de l’État pour coordonner les investissements.
  • Améliorer la collecte de données pour garantir que les investissements dans les RHS soient guidés par des preuves solides.
  • Stimuler des investissements intersectoriels pour renforcer le lien entre la santé et d’autres secteurs comme l’éducation et le développement économique.
  • Garantir des emplois décents et des conditions de travail attractives pour les professionnels de la santé.

 

Suivi et buts escomptés

 

Mécanisme de coordination et de redevabilité

Pour assurer le suivi et la mise en œuvre des engagements de la Charte, un Comité consultatif sur l’investissement dans les ressources humaines en santé (CCIRHS) sera mis en place. Ce comité, dirigé par un ministre de la Santé d’un des États membres et co-présidé par un partenaire de développement, se réunira annuellement pour évaluer les progrès et orienter les actions futures. Les indicateurs de suivi incluront le nombre de pays ayant adopté une approche multisectorielle pour l’investissement dans les RHS, ainsi que le montant des fonds mobilisés pour ces investissements.

 

Résultats attendus

 

La Charte prévoit des résultats ambitieux. Parmi ceux-ci, l’alignement des priorités entre les États et les partenaires de développement, la mobilisation accrue de fonds, la réduction des inégalités dans l’accès aux ressources humaines en santé, et l’amélioration de la qualité de l’emploi pour les travailleurs de la santé.

  1. Alignement des parties prenantes : Tous les actrices et acteurs (États, partenaires sociaux et financiers) doivent formaliser leurs engagements dans le cadre d’un pacte national d’investissement pour garantir une approche coordonnée.
  2. Mobilisation des fonds : L’objectif est d’accroître les financements pour assurer des conditions de travail décentes aux personnel-les de santé et répondre aux besoins de santé prioritaires.
  3. Répartition équitable des ressources humaines : Une attention particulière sera portée à la réduction des inégalités, notamment en augmentant le nombre de professionnel-les dans les zones rurales et dans les soins de santé primaires.
  4. Amélioration des conditions de travail : La Charte cherche à améliorer la qualité de l’emploi dans le secteur de la santé, en renforçant les droits des travailleurs-ses et en promouvant des conditions de travail décentes.

 

Conclusion critique

 

Bien que l’existence d’une telle Charte mérite d’être saluée, il est néanmoins légitime de s’interroger, avec une certaine inquiétude et un pessimisme réfléchi, sur sa réelle portée. Quelle est la véritable valeur d’un instrument qui, rappelons-le, n’est pas juridiquement contraignant pour les États, malgré l’existence de mécanismes de suivi et de reddition de comptes ? Qu’est-ce qui pourrait nous inciter à croire ou à espérer que les États respecteront davantage cette Charte, en vertu du principe pacta sunt servanda (la bonne foi) consacré par l’article 26 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, alors même qu’ils ont déjà manqué à plusieurs engagements pris pour améliorer la situation des ressources humaines en santé en Afrique ?

 

En effet, ces États ont déjà échoué à honorer des engagements de longue date, tels que ceux inscrits dans l’Agenda 2063 (2013) de l’Union africaine, l’Appel à l’action d’Addis-Abeba (2015), la Déclaration d’Astana (2018), la Stratégie mondiale sur les ressources humaines pour la santé à l’horizon 2030 de l’OMS (2016), la Feuille de route pour augmenter le personnel de santé dans la région africaine 2012-2025 (2012), le Plan d’action de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) (2018), le Plan stratégique de développement des ressources humaines pour la santé 2020-2030 de la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) (2020), le Pacte mondial sur les ressources humaines en santé et d’aide à la personne (2022), le plan d’action « S’engager pour la santé » ou Working for Health 2022-2030 (2022), le Nouvel ordre de santé publique (2022), et la Stratégie régionale pour la sécurité sanitaire et les situations d’urgence 2022-2023 (2022).

 

Comme cela est souvent rappelé dans nos analyses, il ne sera possible d’enregistrer des avancées majeures en matière de santé que lorsque les États africains intégreront pleinement dans leur gouvernance l’idée que la santé n’est pas une dépense, mais bien un investissement stratégique. Une telle prise de conscience constituerait un pas décisif vers l’amélioration des résultats sanitaires sur le continent.

 

 

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