Changements climatiques et paludisme
Author:
Christian Djoko et Ekelru Jessica
Article Type:Article Number: 4
Cet article vise Ć dĆ©montrer que les changements climatiques peuvent potentiellement entraver les immenses efforts consentis jusquāici en vue de lāĆ©limination du paludisme en tant que menace de santĆ© publique en Afrique subsaharienne.
Contexte
La JournĆ©e mondiale de lāenvironnement cĆ©lĆ©brĆ©e le 5 juin 2023 Ć©tait une occasion de rĆ©flĆ©chir sur les implications de la dĆ©gradation de lāenvironnement sur la santĆ© humaine. Nous nous sommes particuliĆØrement attelĆ©s Ć Ć©lucider les liens entre les changements climatiques et le paludisme en Afrique. De cette Ć©lucidation, il en ressort que lāaugmentation des tempĆ©ratures Ć lāĆ©chelle mondiale pourrait compromettre la possibilitĆ© dāĆ©liminer le paludisme en tant que menace de santĆ© publique en Afrique subsaharienne.
Avant de mettre en lumiĆØre cette relation de cause Ć effet, rappelons briĆØvement Ć quel niveau se trouve actuellement la lutte contre le paludisme. Cela permettra sans doute de mieux comprendre ce qui est Ć perdre et pourquoi la lutte contre les changements climatiques est inextricablement une lutte contre le paludisme, cāest-Ć -dire une lutte pour la prĆ©servation de la vie de milliers de personnes.
Ćtat des lieux de la lutte contre le paludisme
Depuis 2002, date de crĆ©ation du Fonds mondial de lutte contre le VIH, la tuberculose et le paludisme, dāimportants progrĆØs ont Ć©tĆ© rĆ©alisĆ©s dans la lutte contre le paludisme. Les pays les plus fortement touchĆ©s par cette maladie ont enregistrĆ© des diminutions importantes en ce qui a trait aux nombres globaux de dĆ©cĆØs et sont parvenus Ć abaisser leurs taux dāincidence. En effet, dans les pays oĆ¹ le Fonds mondial investit, le nombre de dĆ©cĆØs imputables au paludisme a diminuĆ© de 27 % entre 2002 et 2021. Le taux dāincidence a diminuĆ© de 28 %, et le taux de mortalitĆ© de 48 % depuis 2002.
Rapport 2022 sur les rƩsultats p. 49
Signalons quāen lāabsence des diffĆ©rentes initiatives combinĆ©es de lutte contre le paludisme Ć lāĆ©chelle mondiale, le nombre de dĆ©cĆØs aurait augmentĆ© de 91 % et le nombre de cas de 76 % au cours de la mĆŖme pĆ©riode.
Rapport 2022 sur les rƩsultats p. 49
Ces multiples avancĆ©s qui augurent la possibilitĆ© de mettre un terme au paludisme en tant que menace de santĆ© publique, notamment en Afrique oĆ¹ la maladie sĆ©vit le plus, sont loin dāĆŖtre garantis. Les changements climatiques peuvent entraver, voire anĆ©antir tout le travail rĆ©alisĆ© et les succĆØs obtenus jusquāĆ prĆ©sent. En fait, Ć en croire Peter Sands, le Directeur ExĆ©cutif du Fonds mondial, Ā«Ā la prochaine crise sanitaire mondiale ne sera peut-ĆŖtre pas une nouvelle pandĆ©mie causĆ©e par une nouvelle infection respiratoire. Au contraire, nous pourrions voir le changement climatique accroĆ®tre considĆ©rablement la menace d’une maladie infectieuse existante, par exemple le paludisme, une maladie qui tue un enfant chaque minute de chaque jour.Ā Ā»
Lāincidence des changements climatiques sur la lutte contre le paludisme
Sāil est vrai que le lien entre les changements climatiques et le paludisme est complexe et pas encore parfaitement compris ; sāil est vrai que la propagation de la maladie dĆ©pend de plusieurs facteurs (conditions socioĆ©conomiques, systĆØmes dāassainissement, mĆ©thodes agricoles, accĆØs aux soins de santĆ©, etc.), il est cependant largement Ć©tabli aujourdāhui que la crise climatique a un impact direct sur lāĆ©closion ou le dĆ©veloppement des maladies infectieuses.
Certaines Ć©tudes suggĆØrent que le changement climatique pourrait entraĆ®ner la modification des systĆØmes hydrauliques de la terre, favoriser la reproduction des moustiques vecteurs du paludisme en crĆ©ant des conditions environnementales plus favorables Ć leur survie, prolifĆ©ration et, partant, Ć la transmission de la maladie. Des tempĆ©ratures plus Ć©levĆ©es allongeraient surtout la fenĆŖtre de transmission du paludisme, nous dit une Ć©tude publiĆ©e rĆ©cemment dans The Lancet. Ā
Plus singuliĆØrement, le rĆ©chauffement climatique pourrait modifier les zones gĆ©ographiques oĆ¹ le paludisme est prĆ©sent, en provoquant des dĆ©placements des populations de moustiques. La prolifĆ©ration des moustiques porteurs du paludisme, induite par l’augmentation des tempĆ©ratures, des prĆ©cipitations et de l’humiditĆ©, favoriserait une augmentation de la transmission vers des zones encore non impaludĆ©es. Ā En fait, il y a manifestement un risque croissant de transmission dans les zones jusquāici impaludĆ©es, dans les zones oĆ¹ la maladie a Ć©tĆ© contrĆ“lĆ©e voire Ć©radiquĆ©e, ainsi que dans les zones considĆ©rĆ©es comme Ć faible risque. Ā Une Ć©tude menĆ©e par les chercheurs de lāUniversitĆ© de Georgetown indique que ce qui est prĆ©sentĆ© prĆ©cĆ©demment comme une prĆ©diction, un cas hypothĆ©tique, une sorte de schĆ©ma Ć venir est dĆ©jĆ en train de se produire en Afrique. Ils dĆ©montrent que face au rĆ©chauffement climatique, de nombreuses espĆØces tropicales, y compris les arthropodes vecteurs de plusieurs maladies infectieuses, se sont dĆ©placĆ©es vers des latitudes et des altitudes plus Ć©levĆ©es. Ces dĆ©placements seraient compatibles avec la vitesse locale du changement climatique rĆ©cent et pourraient contribuer Ć expliquer l’incursion de la transmission du paludisme dans de nouvelles zones au cours des derniĆØres dĆ©cennies. Ć lāĆ©vidence, le changement climatique pourrait affecter la rĆ©partition des hĆ“tes et des rĆ©servoirs du paludisme, ce qui pourrait Ć son tour avoir des consĆ©quences sur la transmission de la maladie.
Ć y regarder de prĆØs, les effets du changement climatique sur la santĆ© publique se feront surtout sentir par des modifications des interventions plutĆ“t que par une expansion de la propagation des maladies. Par exemple, l’augmentation des tempĆ©ratures nocturnes pourrait avoir un effet sur le temps que les gens passent dans les moustiquaires.
Au regard de ce qui prĆ©cĆØde, la lutte contre les changements climatiques apparait singuliĆØrement comme une lutte contre le paludisme. Cette Ć©quation sāavĆØre dāautant plus nĆ©cessaire quāelle permettrait de lutter plus largement contre ce qui sāapparente Ć un racisme environnemental, une injustice Ć©cologique.
Changements climatiques et racisme environnemental
Le racisme environnemental, Ć©galement connu sous le nom de racisme Ć©cologique ou d’injustice environnementale, fait rĆ©fĆ©rence Ć l’impact disproportionnĆ© des risques environnementaux sur les communautĆ©s de couleur/racisĆ©es, les communautĆ©s indigĆØnes et les communautĆ©s Ć faible revenu. Il se produit lorsque les processus dĆ©cisionnels relatifs entre autres Ć la gestion des changements climatiques, l’Ć©limination des dĆ©chets dangereux, Ć l’implantation des installations industrielles et Ć l’application des rĆ©glementations environnementales entraĆ®nent des dommages environnementaux et des disparitĆ©s en matiĆØre de santĆ© selon des critĆØres raciaux et socio-Ć©conomiques. Le racisme environnemental est une forme de racisme systĆ©mique qui perpĆ©tue les inĆ©galitĆ©s sociales, entraĆ®ne des disparitĆ©s en matiĆØre de santĆ© et compromet la durabilitĆ© de l’environnement. Pour lutter contre le racisme environnemental, il faut adopter une approche globale et intersectionnelle de la justice environnementale et veiller Ć ce que les communautĆ©s les plus touchĆ©es aient leur mot Ć dire dans les processus dĆ©cisionnels qui ont une incidence sur leur santĆ© et leur bien-ĆŖtre.
Pourquoi parler de racisme environnemental ? Tout simplement parce que ce sont les populations et pays qui ont le moins contribuĆ© au rĆ©chauffement climatique qui en payeront le lourd tribut. Autrement dit, nous ne sommes pas tous Ć©gaux devant les causes et les consĆ©quences du rĆ©chauffement climatique. Nous sommes encore moins Ć©gaux devant la pandĆ©mie qui sāannonce. Si les pays riches peuvent Ć©chapper, contourner ou retarder les dĆ©gĆ¢ts de la catastrophe climatique annoncĆ©e, les pays pauvres la subiront de plein fouet.Ā Cāest en ce sens quāil faut Ć©galement lire Peter Sands, lorsquāil affirmeĀ :
Ā
Ā«Ā Comme toujours, ce sont les plus pauvres et les plus vulnĆ©rables qui sont les plus exposĆ©s Ć cette dynamique [changement climatique]. Il existe dĆ©jĆ un chevauchement presque parfait entre les communautĆ©s dĆ©signĆ©es par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’Ć©volution du climat (GIEC) comme “trĆØs vulnĆ©rables aux effets du changement climatique” et celles qui sont le plus durement touchĆ©es par le paludisme. Quatre-vingt-quinze pour cent des infections paludĆ©ennes et 96 % des dĆ©cĆØs dus au paludisme surviennent dans la rĆ©gion Afrique de l’Organisation mondiale de la santĆ©. Les enfants de moins de cinq ans reprĆ©sentent plus de 80 % des dĆ©cĆØs, les femmes enceintes Ć©tant les adultes les plus exposĆ©es.Ā Ā» |
Si un retour du paludisme en Europe peut sāavĆ©rer prĆ©occupant, force est cependant de constater que Ā«Ā la rĆ©gion dispose de systĆØmes de santĆ© relativement avancĆ©s et en ressentirait donc moins l’impact que dans des endroits oĆ¹ les systĆØmes de santĆ© sont dĆ©jĆ mis Ć rude Ć©preuve et manquent de ressourcesĀ Ā», indique Ć nouveau Peter Sands.
Au-delĆ du paludisme, cāest tout le systĆØme sanitaire des pays africains, dĆ©jĆ prĆ©caire et vulnĆ©rable, qui est aujourdāhui en sursis.Ā Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’Ć©volution du climat de l’ONU (GIEC) rappelle constamment la nĆ©cessitĆ© de limiter le rĆ©chauffement climatique Ć 1,5Ā°C d’ici la fin de ce siĆØcle afin dāĆ©viter la catastrophe totale. Pour limiter le rĆ©chauffement climatique Ć 1,5Ā°C, les Ć©missions de gaz Ć effet de serre doivent culminer avant 2025 au plus tard et diminuer de 43% d’ici 2030.
Dans ce contexte, les tĆ¢tonnements, les atermoiements, les ajournements, les refus par les pays riches, principaux responsables de la crise environnementale, dāengager des actions adĆ©quates pour limiter le rĆ©chauffement climatique sāapparente ni plus ni moins quāĆ une situation de non-assistance Ć personne en danger, Ć une scĆØne de crime diffĆ©rĆ©e.Ā Bref, lutter contre les changements climatiques cāest non seulement lutter contre le paludisme, mais cāest Ć©galement refuser que ces changements ne deviennent le thĆ©Ć¢tre dāun racisme environnemental qui condamnerait Ć mort de millions dāafricains et de dĆ©munis, au demeurant Ć©trangers ou trĆØs peu responsables de la crise environnementale.Ā
PrĆ©cisons pour terminer que la lutte contre le rĆ©chauffement climatique ne saurait dispenser les Ćtats de la nĆ©cessitĆ© dāinvestir, ici et maintenant, dans des systĆØmes de santĆ© plus efficaces et plus rĆ©sistants. Les systĆØmes de surveillance des maladies, les laboratoires, les chaĆ®nes d’approvisionnement, un Ć©ventuel vaccin, lāimplication de la sociĆ©tĆ© civile et des communautĆ©s, lāaccĆØs au soin de santĆ©, les agents de santĆ© communautaires font aussi partie de la solution pour vaincre le paludisme. Cette architecture est essentielle pour dĆ©tecter et rĆ©agir Ć tout futur agent pathogĆØne ayant un potentiel pandĆ©mique.