PALUDISME. 20 ANS DE PROGRÈS REMARQUABLES… MAIS LE PLUS DUR RESTE À FAIRE.
Author:
Roberto Garcia, Ben Rolfe et Christelle Boulanger
Article Type:Article Number: 1
Propos recueillis auprès de Roberto Garcia et Ben Rolfe
RÉSUMÉ Selon le rapport de l’OMS 2020 sur le paludisme, la mortalité mondiale due à cette maladie a chuté de 60% sur la période 2000-2019. La région africaine a diminué le nombre annuel de décès dus au paludisme de 680,000 en 2000 à 384,000 en 2019. Les pays d'Asie du Sud-Est ont pour leur part réalisé des progrès particulièrement importants. Vingt et un pays ont éliminé le paludisme au cours des deux dernières décennies et, parmi eux, 10 pays ont été officiellement certifiés par l'OMS comme exempts de paludisme. Comment continuer la lutte visant à éradiquer le paludisme, en comptant notamment sur le secteur privé et la société civile qui sont des partenaires clés, dans un contexte de financement contraint qui oblige à repenser les approches stratégiques.
1. Où en est la lutte contre Paludisme dans le monde ?
R.G, B.R : Selon le rapport de l’OMS 2020 sur le paludisme, la mortalité mondiale due à cette maladie a chuté de 60% sur la période 2000-2019. La région africaine a diminué le nombre annuel de décès dus au paludisme de 680,000 en 2000 à 384,000 en 2019. Les pays d’Asie du Sud-Est ont pour leur part réalisé des progrès particulièrement importants, avec une réduction respective des cas et des décès de 73% et 74%, et l’Inde a contribué à la plus forte baisse des cas à l’échelle de la région – d’environ 20 à 6 millions.
Vingt et un pays ont éliminé le paludisme au cours des deux dernières décennies et, parmi eux, 10 pays
ont été officiellement certifiés par l’OMS comme exempts de paludisme. Les pays du Grand Mékong ont obtenus des gains spectaculaires en réduisant de 97% des cas de paludisme à P. falciparum depuis 2000, une cible primordiale au vu de la menace persistante posée par la résistance aux antipaludiques.
Ces résultats sont clairement dus aux investissements financiers et aux évolutions techniques dont ont bénéficié les programmes nationaux pour mettre en œuvre leurs stratégies d’interventions. S’il n’y a pas de solution radicale pour le moment (comme un vaccin) qui permette d’envisager la fin de la partie dans un avenir proche, les pays endémiques ont bénéficié d’un arsenal d’outils techniques qui a beaucoup progressé ces dernières années. Cela comprend entre autres des moyens (i) préventifs comme les moustiquaires imprégnées de longue durée, la pulvérisation d’insecticides, utilisation de répulsifs… (ii) de dépistage notamment grâce à des tests rapides de plus en plus sensibles et facile à utiliser (iii) des traitements faisant usage d’une combinaison thérapeutique à base d’Artémisinin, de la chimioprévention du paludisme saisonnier (CPS) et des Traitements préventif intermittent pendant la grossesse.
Malgré ces progrès, lorsque les pays atteignent un niveau de transmission faible, il y a une période de rendement décroissant de plusieurs années pendant lesquelles les efforts de surveillance doivent être maintenu alors même que l’on observe que peu de cas. C’est pourquoi les investissements doivent être maintenus alors que la maladie devient invisible, faute de quoi les résurgences réapparaissent. De plus, l’émergence de résistances tant au niveau des insecticides que des traitements nécessite une vigilance des programmes pour être en mesure d’ajuster les protocoles régulièrement.
2. Justement, dans quel contexte de financement évolue la lutte contre le paludisme ?
R.G, B.R : les dépenses totales cumulées pour le paludisme en 2017 ont été estimées à 5,1 milliards de dollars, avec une répartition comme le montre la figure 1 ci-dessous. Cette analyse montre que si les ressources domestiques n’ont augmenté que modestement, passant de USD 0,8 milliard en 2000 à USD 1,7 milliard en 2017, les financements externes ont considérablement augmenté (49% du total en 2017).
Figure 1: Total des dépenses pour le paludisme par source de financement, de 2000 à 2017
La baisse de la transmission du paludisme dans le monde à ce jour a largement été due aux financements externes. Avec un investissement cumulé de USD 13,5 milliards en août 2020, le Fonds mondial contribue à 65% de tous les financements externes pour le paludisme.
Si l’on se penche sur les projections financières, les investissements nécessaires pour atteindre les objectifs d’élimination sont de USD 7,7 milliards par an d’ici 2025 et de USD 8,7 milliards d’ici 2030. Pour l’éradication mondiale à l’horizon 2050, USD 2 milliards supplémentaires par an sont estimés.
Il est important de souligner que près des deux tiers du fardeau mondial du paludisme se trouvent dans les États fragiles, et plus de la moitié des cas de paludisme et des décès surviennent dans des pays à revenus faible (Figure 2) augmentant les situations de déficit de financement.
Figure 2: Morbidité et mortalité par maladies en fonction des catégories de revenu par pays
En effet, les 29 pays classés comme à faible revenu par la Banque mondiale ont reçu 7,1 milliards de dollars (environ la moitié du financement extérieur total pour le paludisme) depuis 2002. Sur les dix premiers bénéficiaires, six font partie des pays prioritaires pour l’approche High Burden High Impact (HBHI) tel que définie par l’OMS et le partenariat RBM en 2019.
Figure 3: Dépendance aux financement extérieurs pour chacune des trois maladies: Financement de la lutte contre le paludisme, le VIH et la tuberculose dans les pays à revenu faible et intermédiaire USD (milliards)
En résumé, si cette contribution à l’ODD 3.3 est à la fois unique et essentielle, il n’est toutefois pas réaliste de s’attendre à ce que les écarts de financement dans les pays à faible revenu soient comblés par le Fonds Mondial ou d’autres donateurs dans la décennie à venir. Espérer que les pays eux-mêmes pourront financer aux niveaux requis est illusoire. Par conséquent les stratégies nationales vont devoir évoluer si on veut éviter une « fatigue » des donateurs, et ceci inclus un changement dans les approches programmatiques (plus de ciblage) et un changement du modèle de financement actuel (plus d’intégration).
3. A vos yeux, quelles sont les stratégies qui permettront d’améliorer l’impact dans la prochaine décennie?
R.G, B.R : le paludisme, contrairement à la Tuberculose et au VIH SIDA, se transmet par un vecteur (le moustique). Par conséquent, pour couper cette transmission, la complexité consiste à s’attaquer à la fois aux moustiques à travers des interventions anti-vectorielles (campagnes de distribution de moustiquaires, pulvérisation d’insecticide, répulsifs et autres mesures de protection…) et aux parasites dans les hôtes (dépistage-prise en charge rapide pour éliminer le parasite dans le sang, campagnes de CPS..).
Simultanément à la recherche de financements externes sur le long terme, les programmes nationaux doivent proposer une nouvelle offre dans l’approche. Tout d’abord, les stratégies nationales de lutte contre le paludisme vont devoir montrer qu’elles connaissent de mieux en mieux leur épidémie et qu’elles focalisent leurs interventions en fonction de chaque situation. Ceci signifie de proposer des mix d’interventions sur mesure suivant chaque spécificité de transmission, en délimitant mieux les zones et les niveaux de risque. L’approche HBHI a ouvert cette discussion essentielle sur ce ciblage et la hiérarchisation des interventions à travers une approche de stratification, et cela s’est déjà traduit dans les récentes demandent de financements du NFM3. Cet effort de ciblage devra s’intensifier et s’affuter dans les révisions de subventions annuelles à venir. Ceci est d’autant plus important et urgent que la résistance aux insecticides progresse et pousse les pays à opter de plus en plus pour des nouvelles formulations (par exemple les moustiquaires PBO) dont les couts sont élevés. Enfin, les programmes nationaux vont devoir s’adapter à la nouvelle donne des financements de la santé mondiale qui se profile. Les donateurs risquent de ne plus avoir le même appétit pour financer l’offre actuelle en silo de la lutte contre paludisme.
4. Ne faut-il pas également repenser les investissements du renfoncement du système de santé pour le paludisme?
R.G, B.R : le Fonds mondial a réalisé des investissements substantiels pour le soutien des systèmes de santé, soit environ USD 5,8 milliards depuis 2014. Cependant on note que la plupart de ces investissements couvrent essentiellement des écarts structurels du système santé (supplément de salaires, supervision, achat de produits essentiels…) qui sont souvent déconnectés des processus à longue terme de renforcement des systèmes de santé (RSS). Il y un manque évident d’orientation stratégique pour espérer que ces financements aient un impact durable. L’évaluation récente du TRP a révélé qu’environ 75% des investissements RSS étaient axés sur les interventions d’appui aux systèmes, y compris les coûts de gestion des programmes et des subventions (Fonds mondial TRP 2019). Il est important de noter qu’en théorie, les investissements dans le RSS doivent s’attaquer aux contraintes systémiques communes pour améliorer les résultats des trois maladies à court terme, tout en renforçant également les systèmes pour soutenir les gains à long terme. Si les orientations du Fonds mondial vont dans ce sens et encouragent les pays à passer d’une focalisation sur le soutien des systèmes à court terme (axé sur les intrants) à des investissements plus stratégiques dans le renforcement des systèmes (tels que le renforcement de la gestion, l’amélioration des mécanismes de responsabilisation, les systèmes d’information, etc), force est de constater que la réalité est tout autre.
L’équation est particulièrement compliquée pour le paludisme car la transmission s’effectue essentiellement en périphérie ou la structure du système de santé au sens large n’a pas la capacité d’offrir une couverture anti vectorielle optimale et ni une bonne prise en charge du dépistage et des traitements. En effet, une gestion des cas efficace nécessite une pénétration dans des zones géographiques éloignées et parfois difficile d’accès ou il est beaucoup plus difficile de surmonter les barrières systémiques « larges et profondes » avec des investissements modestes et sporadiques.
Dans ce contexte, identifier les investissements RSS qui répondent simultanément aux besoins des trois maladies est un défi et peut-être le mauvais calcul pour le paludisme. Là où le VIH et la tuberculose ont une affinité naturelle, à la fois en raison de la co-infection et de la prestation de services ambulatoires, il existe des différences fondamentales dans l’environnement opérationnel du paludisme. Le paludisme nécessite des interventions synchronisées de lutte antivectorielle, de CPS et de prise en charge des cas. De par cette nature, la lutte contre le paludisme requiert un certain niveau de verticalité. Afin d’éviter de rentrer dans un débat idéologique des vertus des approches « verticales » versus « l’horizontales », les programmes nationaux de lutte contre le paludisme doivent urgemment définir une approche diagonale et définir les éléments spécifiques qui requièrent – ou pas – d’être intégré.
La pandémie du Covid nous a rappelé sèchement qu’il existait un règlement sanitaire international (RSI). Avec l’attention mondiale croissante accordée à la couverture sanitaire universelle (CSU), nous devons voir ce nouveau contexte comme une opportunité pour se sortir de la logique de silo. Il est fort probable que dans un très proche futur de nouvelles ressources mondiales liées à la sécurité sanitaire se dégagent, et cela comprendra probablement un soutien des bailleurs de fonds pour avoir (i) des données en temps réel, et (ii) des moyens de dépistage au niveau communautaire pour les maladies fébriles, etc.
Plusieurs programmes de lutte contre le paludisme disposent désormais d’outils de surveillance numérique qui sont opérationnels au niveau des agents de santé communautaires, permettant la collecte et l’intégration des données en temps quasi réel aux niveaux local, provincial et national. Au Laos, la surveillance du paludisme commence à la base et l’information remonte pour être coordonnée au niveau du centre national d’opérations d’urgence de santé publique (PEOC).
Avec ses réseaux d’agents communautaires implantés dans les villages, la communauté du paludisme a la possibilité de jouer un rôle de chef de file dans la sécurité sanitaire si elle opère au niveau sectoriel et sort intelligemment du silo vertical. Elle pourrait montrer qu’elle a une véritable compétence pour exécuter les tests communautaires, la surveillance et la logistique dans la communauté – rapidement et à grande échelle. S’ils choisissaient de jouer ce rôle, les systèmes de santé communautaires renforcés qui en résulteraient pourraient avoir un impact significatif. Les agents de santé communautaires étendraient leur rôle à la gestion intégrée des cas communautaires (iCCM) en devenant partie intégrante du système de surveillance pour les maladies à potentiel pandémique (comme cela est déjà le cas dans certains pays notamment en Éthiopie, Haïti ou encore au Myanmar). S’ils n’adhèrent pas à cette vision, les programmes nationaux de lutte contre le paludisme risquent la marginalisation alors que le monde se tourne vers la sécurité sanitaire.
Enfin, pour être durable, les investissements en RSS doivent être alignés sur les processus de planification stratégique et de financement à moyen terme du gouvernement. La mesure dans laquelle les Instances de coordination nationales (CCM) sont alignés et habilités à s’engager dans les processus de planification stratégique sectorielle nationale varie considérablement d’un pays à l’autre. Cela implique à nouveau la nécessité d’une analyse sur la capacité des CCM à jouer ce rôle dans leur conception actuelle. L’initiative CCM évolution ouvre cette discussion.
5. A propos de la société civile, quel rôle joue t-elle dans la lutte contre le paludisme ?
R.G, B.R : l’une des principales forces du Fonds mondial a été de se concentrer sur la satisfaction des besoins des groupes exclus en impliquant les communautés affectées et leurs défenseurs à plusieurs niveaux de prise de décision. Ce modèle s’est construit autour de la réponse urgente qu’il fallait apporter au VIH-Sida, notamment en plaçant la justice sociale au centre de la réponse. Les programmes de lutte contre le paludisme (qui existaient depuis plus longtemps) ont bénéficié de cet afflux massif de nouvelles ressources financières mais n’en ont pas profité pleinement pour réinventer leur approche. En tant que maladie de la pauvreté, la communauté du paludisme est fondée sur des réseaux techniques plutôt qu’activistes. Cela se traduit par un manque de défenseurs influents dans les instances de gouvernance dans les pays, notamment les CCM, mais aussi au Fonds mondial (Conseil d’administration, comités, secrétariat). D’autre part il y a peu de chevauchements entre les voix appelant à une prévention et un traitement du VIH et de la tuberculose et celles axées sur les femmes, les enfants et les ruraux pauvres les plus touchés par le paludisme. S’il est peu probable qu’un groupe “activiste” de lutte contre le paludisme aussi vigoureux se développe, cela ne signifie pas qu’un mouvement plus large pour l’élimination du paludisme – embarquant des réseaux influant de plaidoyers pour les populations les plus vulnérables exposées au paludisme – ne puisse être activement soutenus. Les plateformes récemment crées telles que CS4ME ou encore la coalition de la société civile liée à la RAI pour la région du Mékong ont cette ambition.
6. Comment organise-t-on cette mobilisation citoyenne et activiste dans le paludisme alors que les populations vulnérables sont tout de même moins stigmatisées que celles exposées au VIH ?
R.G, B.R : cette mobilisation élargie doit servir celles et ceux qui n’ont pas accès pas des services de santé de qualité. Dans le monde, environ 40% des patients suspectés de paludisme reçoivent un diagnostic et un traitement de première intention auprès de prestataires privés et on estime que le même pourcentage de fièvres infantiles en Afrique subsaharienne ne sont toujours pas diagnostiquées. On parle ici de communautés difficiles à atteindre et souvent exclues (incluant des migrants) qui cherche une prise en charge auprès de détaillants du secteur privé, peu ou pas formé, ou circulent parfois des contrefaçons. Ce secteur privé formel et informel est souvent hors du radar des Ministères de la santé. Pour combler cet écart, cela requiert d’identifier les barrières structurelles (accès, règlementations, pratiques) et d’inciter (voir de poser des conditionnalités) les programmes nationaux à considérer le secteur privé comme partie de la solution plutôt qu’un problème. C’est un défi de longue date que certains pays ont pris à bras le corps, notamment en Asie du Sud Est (Cambodge, Laos, Myanmar), qui proposent des approches de prise en charge du diagnostic et du traitement adaptés en trois volets (secteur public, privé et communautaire). Malheureusement trop peu de stratégies nationales ont des plans précis et budgétisés, incluant notamment des approches de marketing social afin de mieux connaître l’épidémie et de proposer une prise en charge de qualité. Le résultat est que l’on ne voit pas ces composantes dans les demandes de financement. Le TRP a clairement notifié ce problème dans son rapport sur le RSS du NMF2[1]. Si cette composante génère peu d’appétit de la part des programmes nationaux et de l’OMS, un plaidoyer de la société civile dans les CCM pour qu’elle soit partie intégrante des stratégies nationales constituerait une avancée considérable.
7. Est-ce que l’élimination, ou encore mieux, l’éradication est envisageable ?
Selon la commission du Lancet pour l’éradication du paludisme, cette possibilité est envisagée à l’horizon 2050, dans l’espace d’une génération. La perspective d’une éradication pourrait également renforcer le dossier d’investissement et maintenir l’élan politique. Je pense que pour cela il faudra aussi sortir de la logique de financement par pays et penser de plus en plus à investir sur des régions. On a vu naitre ces dernières années le financement par le Fonds mondial d’initiatives régionales pour l’élimination du paludisme (Elimination 8 (E8), Mozambique-South Africa-Swaziland (MOSAWA),
Initiative régionale pour l’élimination du paludisme (RMEI), le Comité directeur régional de l’Initiative régionale sur l’artémisinine du Mékong (RSC-RAI). Ces initiatives permettent de mieux répondre à la mobilité des zones de transmission qui est dépendante de celles des vecteurs et des hôtes qui traversent les frontières nationales. Les pays peuvent ainsi coordonner leurs approches et penser élimination régionale. L’autre avantage de ces initiatives est qu’elles peuvent exercer un effet de levier pour générer l’intérêt de nouveaux financeurs. C’est notamment le cas de la RMEI avec la participation significative de la Fondation Carlos Slim ou encore de MOSASWA impulsé par Nando. Cela sera nécessaire pour élargir l’assiette des financements, rendre les pays moins dépendants du Fonds mondial, et enfin
[1] Quote: “Alors que les prestataires de santé privés (par exemple les cliniques, les laboratoires, les instituts de formation et les vendeurs de médicaments) sont des acteurs essentiels dans les réponses aux maladies dans de nombreux pays, le TRP a noté que dans les demandes de financement examinées, ils n’ont pas été reflétés comme un partie intégrante des plans de programmes de lutte contre les maladies sous-jacents”