CORRUPTION, FRAUDE ET DÉSINFORMATION AU TEMPS DU CORONAVIRUS : UNE VIGILANCE ACCRUE EST NÉCESSAIRE
Author:
Christelle Boulanger et Djesika Amendah
Article Type:Article Number: 2
Des cas de corruption ont été signalés dans de nombreux pays, mettant les systèmes de vérification des investissements des bailleurs internationaux à l’épreuve, en particulier ceux du Fonds mondial, d
RÉSUMÉ Les enveloppes débloquées dans l’urgence par les bailleurs internationaux pour lutter contre la Covid-19 posent la question des mécanismes d’audit qui seront mis en place pour vérifier l’usage de ces fonds. Le Fonds mondial s’est doté d’un « modèle de défense » afin de vérifier la gestion correcte des subventions. Mais comment adapter ces outils qui gèrent le risque « a posteriori » à l’urgence de la crise Covid, alors que les exemples de suspicions de fraude et de corruption avérés se multiplient ?
Corruption et aide au développement sont des sujets récurrents dans le débat relatif à l’efficacité de l’aide, et la manière dont sa gouvernance renforce (ou non) des mécanismes de transparence et de redevabilité. Avec le temps, les bailleurs internationaux se sont dotés d’outils qui doivent leur permettre de tracer l’utilisation des financements, analyser et évaluer les procédures qui mettent en jeu de possibles actes de corruption (notamment les passations de marchés dans le cadre des achats). Dans la lutte contre la COVID-19, l’afflux important de financements débloqués dans des délais très courts, et qui couvrent en particulier des achats d’équipements et de matériel médical importants, pose la question du contrôle et du suivi de ces enveloppes.
Cet article rappelle quelles sont les mesures mises en place par le Fonds mondial pour anticiper les possibles fraudes liées au mauvais usage de ses financements, et fait le point sur les cas de fraude et de corruption suspectés.
La politique du Fonds mondial en matière de gestion du risque et d’anticipation de la fraude
Après la crise institutionnelle des années 2010-2011 qui aurait pu détourner définitivement les bailleurs de leur volonté d’investir dans le Fonds mondial, ce dernier a renforcé ses organes de contrôle, ainsi que ses outils de formation et de sensibilisation de tous les acteurs des subventions.
Pour ce faire, le Fonds mondial utilise un modèle à trois lignes de défense, qui implique de nombreux acteurs et met en jeu de nombreux processus concentriques visant à prévenir, identifier et sanctionner le mauvais usage des fonds.
Source : Présentation du Fonds mondial à une conférence organisée par Aidspan. Traduit de l’anglais par les équipes d’Aidspan
Note : PR : Récipiendaire principal, LFA- Agent local du Fonds mondial, CCM- Instance de coordination nationale, SIID : département de la stratégie.
La première ligne de défense est composée des mécanismes d’assurance du bénéficiaire principal, l’agent local du Fonds mondial (LFA), le CCM- Instance de coordination nationale, l’équipe pays du Secrétariat, et de l’audit externe du PR.
La deuxième ligne est composée de fonctions internes au Secrétariat. La troisième ligne est composée de fonctions extérieures au Secrétariat : l’audit externe du Secrétariat du Fonds mondial, le groupe d’évaluation et le bureau de l’inspecteur général. Ces trois fonctions font leur rapport au conseil d’administration.
Dans les pays dont la gestion s’est avérée déficiente, le Secrétariat a mis en place des mesures de sauvegarde additionnelles, visant à renforcer le contrôle en amont et en aval des engagements financiers, ainsi que la désignation d’entités internationales comme récipiendaires principaux ayant le control des enveloppes du Fonds mondial, les agences du gouvernement devenant sous-récipiendaires.
Le Bureau de l’Inspecteur Général a connu une croissance importante ces dernières années, multipliant les audits et les mesures correctives adéquates. Le programme « J’en parle maintenant ! (Speak out Now )», mis en place en 2016 pour inciter les acteurs de la lutte contre les pandémies à signaler les suspicions de corruption, fournit les outils pour dénoncer des suspicions de mauvaise gestion (fraude, corruption, collusion), et il a connu un développement significatif ces dernières années.
Cependant, ces outils se sont construits dans la durée et sont utilisés sur un temps long, celui du cycle de financement. Le Fonds mondial n’étant pas intrinsèquement un bailleur de l’urgence, peu de ses outils actuels sont pensés pour être déployés dans des contextes où la réponse doit être immédiate, et où les procédures de passation de marchés et d’engagement de fonds sont presque simultanées. Or, l’attribution rapide d’enveloppes significatives pour lutter contre la Covid pose la question des risques accrus encourus par les bailleurs.
Le Département de gestion du risque a très tôt pris conscience des risques liés à la COVID-19, et effectué une cartographie de tous les effets collatéraux de la pandémie :
- au siège puisque le Secrétariat a fermé ses portes pendant plusieurs mois (il a rouvert en juillet avec un effectif réduit) et institué le télétravail de ses équipes, sur le terrain puisque dans de nombreux pays es confinements, limitation des déplacements et couvre-feux ont limité l’action des PR, des SR et des agents locaux du Fonds ainsi que les agences fiduciaires ;
- dans la mise en œuvre des activités et les possibles interruptions de services ainsi que les mesures correctives et d’accélération pour rattraper les occasions manquées
- dans la mise en place de mesures permettant de garantir l’achat d’équipements de bonne qualité, aux spécifications techniques reconnues et selon des règes qui respectent les normes de passation de marché
Enfin, le Fonds mondial a identifié des mesures d’« assouplissement » comme des délais dans le rapportage des activités. Le Fonds mondial a émis des recommandations à l’endroit des PR et des SR et les a formés, selon la méthodologie présentée ci-dessous :
Source : Le Fonds mondial
Les mécanismes de contrôle s’adaptent-ils à la pandémie ?
Le Fonds mondial estime à 489 millions de dollars les sommes redirigées vers la lutte contre la COVID-19 et à 500 millions les sommes allouées au travers du mécanisme CR19M . Il s’agit d’un nouveau mécanisme de réponse approuvé par le Conseil d ‘administration le 9 avril, pour aider les pays à répondre à COVID-19 et à atténuer l’impact sur les programmes de lutte contre le VIH, la tuberculose, le paludisme et les systèmes de santé. Le mécanisme de réponse COVID-19 autorise un financement de 500 millions de dollars US et vient s’ajouter aux 500 millions de dollars de flexibilité des subventions précédemment annoncées par le Fonds mondial. La Banque mondiale a orienté son appui autour d’une stratégie en 3 étapes, qui comprend d’abord la réponse à l’urgence, puis la restructuration et la reprise économique résiliente. Cette stratégie repose sur un investissement estimé par la Banque mondiale à 160 millions de dollars, effectué dans les 15 mois à venir.
Les fonds ont été débloqués dans des délais record (5 jours selon l’engagement du Secrétariat), ce qui pose la question de la capacité à suivre l’utilisation de ces enveloppes en temps réel. Il est important que le Secrétariat du Fonds et le Bureau de l’Inspecteur Général du Fonds mondial guident les acteurs de mise en œuvre sur le comment adapter leurs mécanismes de contrôle existants à la nouvelle réalité liee a l’urgence imposée par la lutte contre la COVID-19. Car les exemples de fraude, dissimulation ou rétention d’information et de corruption, se multiplient dans les pays touchés par la pandémie.
La rétention d’information
Transparency International, Coalition mondiale de lutte contre la corruption, a identifié dès les prémices de la crise COVID les dangers potentiels qui guettent les mécanismes qui garantissent la bonne circulation de l’information, la transparence dans les dépenses publiques et leur traçabilité. Déjà, dans un rapport publié en mars 2019, l’organisation dressait un bilan inquiétant de l’envergure des pratiques de fraude et de corruption dans le domaine de la santé mondiale estimées à 500 milliards de dollars chaque année. Il est probable que l’envergure des fraudes augmenterait avec les mesures d’urgence destinées à lutter contre la COVID.
La plupart des pays touchés par la COVID ont été tentés de retenir l’information ou de l’aménager afin de ne pas mettre en péril leur crédibilité ou leur légitimité dans la prise de décision.
Par exemple, la question centrale de la disponibilité des moyens de protection et des tests de dépistage était secrète, voire mensongère visant à rassurer les populations. Dans certains pays parmi lesquels la France ou la Serbie, la communication a privilégié une certaine « discrétion » concernant les stocks disponibles, voire une volonté manifeste de conserver cette information secrète. Dans un premier article publié dès le mois de mars, Transparency International prévenait sur les dangers de cette stratégie du secret d’état, justifiée par l’état d’urgence et la gravité de la situation : « les réunions du parlement désormais suspendues en raison de problèmes de sécurité dans certains pays, et de nombreux processus normaux de contrôle et de responsabilité ont été gravement perturbés. Les gouvernements devraient donc se donner plus de mal pour agir avec intégrité et faire preuve d’ouverture vis-à-vis du public. L’accès à l’information est essentiel pour que les décisions prises aujourd’hui puissent faire l’objet d’une reddition de comptes à l’avenir ».
Des nouveaux risques de corruption et de malfaisance
Un nombre important de cas de corruption est désormais signalé, fragilisant un système de gouvernance déjà mis à mal par la pandémie. Plusieurs institutions spécialisées dans l’observation de la corruption effectuent le suivi des cas suspects ou avérés de mauvaise utilisation des fonds mis à disposition dans le cadre de la lutte contre la COVID.
Les cabinets tels que Deloitte ou encore KMPG, spécialisés dans l’audit, identifient quatre risques majeurs :
- La fraude dans l’achat et la vente (en particulier celui d’équipement et de matériel médical pour lesquels les prix pourraient être abusifs, ou bien les marchés passés pour privilégier certains fournisseurs) et dans la livraison des commandes effectuées ainsi que leurs destinataires;
- L’introduction de matériel et de produits de santé de contrefaçon (en particulier des masques et des tests de dépistage non conformes aux normes de qualité et l’introduction dans la chaine d’approvisionnement de médicaments aux dates de péremption altérées) ;
- Pots-de-vin et corruption : des paiements illicites ou des cadeaux et des avantages pourraient être fournis par des tiers comme les transporteurs/partenaires de la chaîne aux autorités réglementaires, afin d’assurer un dédouanement et une livraison rapide des marchandises pendant la période de confinement et de couvre-feu.
- Corruption et privilèges dans l’accès aux soins : le racket des patients de la part des structures de soins, ou l’argent versé comme pots de vin pour avoir accès à des tests de dépistage ou à un traitement sont également des risques courants.
L’achat urgent et en grande quantité de matériel et d’équipements par des processus accélérés
Les premiers investissements effectués ont concerné l’achat de matériel de protection et d’équipements de laboratoire et d’urgence pour les hôpitaux : masques, équipement de protection individuelle, kits de dépistage, plateformes de PCR, machines GeneXpert, ventilateurs, appareils de fabrication d’oxygène ont été achetés et acheminés vers les pays frappés par la pandémie. Devant la difficulté de se procurer des kits de dépistage et du matériel de protection, le Fonds mondial a émis des recommandations permettant aux pays récipiendaires d’effectuer des achats locaux, selon des règles d’assurance qualité et de passation de marché transparentes.
De nombreux cas de fraude ont été signalés ces derniers mois, ce qui n’est pas inhabituel pour ce type d’activités. En effet, UNDOC estime que 10 à 25% des financements habituellement consacrés aux achats d’équipements et intrants médicaux sont détournés. On imagine que ce risque a été décuplé en cette période exceptionnelle de COVID.
Au Brésil, le gouvernement est accusé d’avoir favorisé certaines entreprises dans des passations de marché peu transparentes visant à acheter du matériel de protection. Il en va de même pour plusieurs pays d’Amérique latine, ce qui a poussé les acteurs de la société civile à réagir. Treize organisations ont dénoncé les pratiques frauduleuses, et mis au point un guide simplifié pour l’achat public des équipements et du matériel nécessaire à la lutte contre la COVID.
En RDC, c’est le vice-ministre de la République qui s’est chargé d’alerter le Président de la République sur la gestion opaque des fonds COVID par le ministère de la santé. Il s’inquiète notamment des passations de marchés pour des montants très importants dans le but d’acheter des lits, des ambulances et d’autres équipements, et du possible paiement de rétro-commissions payées par les entreprises choisies.
Au Kenya, la société civile et la presse ont rapidement réagi aux soupçons de mauvaise utilisation des fonds COVID, suite au rapport présenté par le Secrétaire d’Etat à la Mutahi Kagwe au parlement. Le rapport décrit la manière dont 1,3 milliard de shillings kenyans (12,2 millions de dollars ; 9,8 millions de livres sterling), principalement donnés par la Banque mondiale, ont été utilisés dans la lutte contre la pandémie de coronavirus. Ce rapport montre que 42 millions de shillings ont été utilisés pour louer des ambulances, 4 millions de shillings pour le thé et les snacks, et 70 millions de shillings pour la communication (1 dollar americain = 105 shillings kenyans). Des contrats ont été attribués à des compagnies de téléphone pour la mise en place de campagne de sensibilisation, alors que la compagnie nationale Safaricom acceptait de se joindre à la lutte gratuitement. En Ouganda, les députés se seraient attribués des enveloppes à hauteur de 2,6 millions de dollars pour sensibiliser le public à la COVID-19. La Haute Cour a ordonné aux députés de remettre 5 000 dollars (environ 4 000 livres sterling) donnés à chacun d’entre eux pour lutter contre le coronavirus dans leur circonscription.
Médicaments falsifiés
Le sujet épineux des médicaments falsifiés ou sous-standards n’est pas nouveau et l’on sait que ce marché est extrêmement lucratif et développé. Récemment, des révélations du journal Mali 24 Info faisaient état de la commercialisation dans les pharmacies maliennes d’un médicament falsifié vendu sous l’appellation de chloroquine, pour lutter contre la COVID-19. D’après l’article, le médicament a bien été acheté et livré par la centrale d’achat (PPM) et après la communication des résultats du Laboratoire national, les lots ont dû être retirés des pharmacies, car ils présentaient un danger pour la santé des patients qui l’ont acquis pour soigner leur COVID.
De même, des soupçons planent sur la remise en circulation actuelle de médicaments périmés achetés dans le cadre du programme des 100 jours du chef de l’Etat de RDC, dont l’achat pour un montant de 10 millions de dollars est en cours d’examen.
Adapter les structures de défense à la période de COVID
Il est à parier que les agents locaux du Fonds mondial (LFA), les auditeurs internes et externes et autres structures de défense des investissements auront fort à faire afin de vérifier la bonne utilisation des financements additionnels attribués par l’organisation dans le cadre de la lutte contre la COVID-19. Il est important que ces contrôles ne soient pas seulement largement a posteriori bien après les fraudes. Il est important que le Fonds mondial adapte ses procédures pour ne pas seulement constater les dégâts dans quelques mois mais plutôt pour les prévenir. D’autant plus que certaines de ces fraudes sont difficilement détectables : racket des patients à qui les tests sont vendus au lieu d’être effectués gratuitement, arrivée effective des équipements en quantité et qualité satisfaisante là où ils sont nécessaires. On voit que les risques de corruption et de fraude sont démultipliés ; l’ampleur des enveloppes débloquées par les bailleurs de fonds (Fonds mondial, Banque mondial, FMI) va rendre ce travail encore plus difficile, posant également la question de mécanismes de vérification multi-bailleurs, ainsi que du renforcement des outils propres aux pays (notamment les Cours des comptes des pays récipiendaires ou tout autre mécanisme qui permettrait une coordination des efforts des bailleurs à utiliser un seul plan de vérification avec des critères et des outils communs). Cela semble impératif pour éviter les fraudes et le double financement des activités.
Aidspan suivra attentivement la manière dont les fonds seront utilisés dans les pays, ainsi que les mesures de vérification prises par le Fonds mondial. Elle sait également pouvoir compter sur les acteurs de la société civile qui se sont mobilisés pour dénoncer les pratiques frauduleuses et appeler les bailleurs (en particulier le Fonds Monétaire International) à des procédures plus strictes dans le suivi de la bonne utilisation des fonds. Alors que de nombreux Etats ont cédé à la tentation de la rétention d’information stratégique, le Fonds mondial sera par ailleurs mis au défi de rester fidèle à son modèle de transparence aussi bien dans l’information que dans la redevabilité sur l’utilisation de ces fonds COVID-19.