
Subvention du Fonds Mondial : le Cameroun sur la sellette
Author:
Ekelru Jessica et Christian Djoko
Article Type:Article Number: 5
Cet article examine en profondeur une lettre officielle du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme adressée au Ministère de la Santé publique (MSP) du Cameroun. Cette lettre révèle des dépenses potentiellement non conformes atteignant près de 1,4 million de dollars. Plus encore, elle met en évidence des pratiques de gestion et de stockage des produits de santé problématiques, soulevant des questions sur l'efficacité et la transparence dans l'administration de la subvention du Fonds mondial.
Contexte
En juin 2024, une lettre officielle du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme au MinistĆØre de la SantĆ© publique (MSP) du Cameroun a rĆ©vĆ©lĆ© des dĆ©penses potentiellement non conformes sāĆ©levant Ć prĆØs de 1,4 million de dollars. Ce document met en lumiĆØre des pratiques de gestion et de stockage des produits de santĆ© problĆ©matiques, suscitant des interrogations sur lāefficacitĆ© et la transparence de l’administration des fonds.
Ćvaluation et rĆ©sultats prĆ©liminaires
Le Fonds mondial joue un rƓle crucial dans la lutte contre les trois grandes pandƩmies que sont le paludisme, la tuberculose et le VIH/SIDA. Depuis sa crƩation en 2002, cette organisation a mobilisƩ plus de 50 milliards de dollars pour financer des programmes de santƩ dans plus de 100 pays. Au Cameroun, ces financements sont vitaux pour combattre des maladies qui restent parmi les principales causes de mortalitƩ.
L’Ć©valuation ponctuelle menĆ©e depuis mai 2023 par lāAgent local du Fonds au Cameroun a mis en Ć©vidence des dysfonctionnements significatifs. Les inspections ont Ć©tĆ© rĆ©alisĆ©es Ć la Centrale Nationale dāApprovisionnement en MĆ©dicaments et Consommables MĆ©dicaux Essentiels (CENAME) et dans cinq des dix Fonds rĆ©gionaux pour la promotion de la SantĆ© (FRPS). Les produits de santĆ© Ć©valuĆ©s comprenaient des mĆ©dicaments essentiels pour la lutte contre le paludisme, la tuberculose et le VIH/SIDA.
Les résultats de la première phase de cette évaluation sont préoccupants. Des dépenses potentiellement non conformes de USD 1 395 648,69 ont été identifiées, incluant :
- 1 095 055,86 USD pour des produits de santƩ utilisƩs dans la lutte contre le paludisme.
- 300 592,83 USD en coĆ»ts de gestion de l’approvisionnement et du stockage liĆ©s Ć ces produits.
Cette découverte soulève des questions sur la capacité du MSP à gérer efficacement les fonds et les produits de santé.
DƩtails des anomalies dƩtectƩes
Les annexes de la lettre du Fonds mondial, notamment lāannexe 2, fournissent des dĆ©tails prĆ©cis sur les anomalies dĆ©tectĆ©es (Figure 1). Parmi les produits de santĆ© concernĆ©s, des quantitĆ©s importantes d’Artesunate 60 mg, de combinaisons Artesunate + Amodiaquine, et de tests de diagnostic rapide pour le paludisme ont Ć©tĆ© identifiĆ©es comme potentiellement mal gĆ©rĆ©es. De plus, des incohĆ©rences ont Ć©tĆ© relevĆ©es dans les coĆ»ts liĆ©s Ć d’autres mĆ©dicaments antipaludiques et des consommables mĆ©dicaux tels que les seringues et les gants mĆ©dicaux.
Figure 1 : Détails des dépenses potentiellement non-conformes
SourceĀ : Fonds mondial
L’identification de ces dĆ©penses non conformes rĆ©vĆØle des dĆ©fis structurels dans la gestion des fonds de santĆ© au Cameroun. Plusieurs facteurs contribuent Ć ces dysfonctionnements :
- Problèmes de traçabilité et de stockage : Les évaluations ont révélé des lacunes dans la traçabilité des produits de santé et des pratiques de stockage inadéquates, augmentant les risques de détérioration et de perte de médicaments.
- Manque de capacitĆ©s de gestion : Le rapport souligne un manque de compĆ©tences en gestion dāapprovisionnement et en contrĆ“le des stocks au sein du MSP et des FRPS, entraĆ®nant des inefficacitĆ©s et des erreurs de gestion.
- Transparence et redevabilitĆ© : L’absence de mĆ©canismes robustes de transparence et de redevabilitĆ© complique la dĆ©tection et la correction des anomalies, augmentant le risque de mauvaise gestion des fonds.
Implications
Les implications financières de ces dépenses non conformes sont considérables. Si le MSP ne parvient pas à justifier ces dépenses ou à rembourser les montants concernés avant le 11 août 2024, les fonds seront classés comme non conformes, et une lettre de recouvrement sera émise. Cette situation pourrait non seulement affecter la disponibilité des produits de santé essentiels mais aussi compromettre la crédibilité du Cameroun auprès des partenaires internationaux.
Il est important de rappeler que, selon le rapport le plus rĆ©cent (2023) sur les rĆ©sultats (Figure 2), le Fonds mondial a considĆ©rablement investi au Cameroun entre 2002 et 2022. Voici les chiffres clĆ©s tirĆ©s de lāexplorateur des donnĆ©es du Fonds mondial :
Ces chiffres tĆ©moignent de lāengagement soutenu du Fonds mondial en faveur de la santĆ© publique au Cameroun.
Lāorganisation basĆ©e Ć GenĆØve a prĆ©cisĆ© aux autorisĆ©e camerounaises que les fonds utilisĆ©s pour le remboursement ne peuvent provenir des financements dĆ©caissĆ©s par lui-mĆŖme dans le cadre d’un accord de subvention passĆ©, prĆ©sent ou futur entre le Fonds mondial et l’Ćtat du Cameroun. Cette condition vise Ć Ć©viter que les remboursements ne soient effectuĆ©s Ć partir de fonds qui devraient ĆŖtre utilisĆ©s pour les programmes de santĆ©.
RƩactions et perspectives
La rĆ©vĆ©lation de ces dĆ©penses non conformes soulĆØve des questions sur la transparence et lāefficacitĆ© de la gestion des fonds de santĆ© au Cameroun. Le rapport pointe du doigt des problĆØmes systĆ©miques dans la gestion des produits de santĆ©, notamment en matiĆØre de stockage et de traƧabilitĆ©. Le MSP et les responsables des programmes de santĆ© concernĆ©s devront non seulement fournir des justifications dĆ©taillĆ©es, mais Ć©galement mettre en Åuvre des mesures correctives pour Ć©viter la rĆ©pĆ©tition de telles anomalies.
Dans un communiquĆ© radio-presse rendu public le 13 juin 2024, le Ministre de la SantĆ© publique, Malachie Manaouda, a tenu Ć rassurer lāopinion publique concernant les irrĆ©gularitĆ©s financiĆØres rĆ©cemment dĆ©couvertes dans la gestion des fonds destinĆ©s Ć la lutte contre le paludisme. Face Ć la gravitĆ© de la situation, il a annoncĆ© des mesures urgentes et dĆ©terminantes pour rĆ©tablir la confiance et garantir la transparence.
Ā« La sensibilitĆ© de cette situation commandant des mesures urgentes, le MinistĆØre de la SantĆ© Publique a engagĆ© un audit exhaustif de tout le processus d’acquisition et de distribution desdits Ć©quipements, afin d’Ć©tablir la matĆ©rialitĆ© des faits et de dĆ©gager les diverses responsabilitĆ©s susceptibles d’ĆŖtre engagĆ©es, tant au plan disciplinaire que judiciaire, Ā» a dĆ©clarĆ© le ministre.
Il a souligné que cet audit permettra de faire toute la lumière sur les dysfonctionnements et de prendre les actions nécessaires pour éviter que de tels incidents ne se reproduisent. « En temps opportun, des mesures conservatoires ont été prises en vue du rétablissement éventuel du matériel conforme, notamment par la mise en demeure des parties concernées, » a-t-il ajouté.
Le ministre Manaouda a Ć©galement mentionnĆ© que des sanctions appropriĆ©es seront appliquĆ©es aux responsables identifiĆ©s lors de l’audit. Ā« Nous ne tolĆ©rerons aucun manquement aux normes de gestion des fonds publics. Les responsables des irrĆ©gularitĆ©s devront rĆ©pondre de leurs actes devant les instances disciplinaires et judiciaires compĆ©tentes, Ā» a-t-il affirmĆ©.
En parallĆØle, le ministĆØre s’engage Ć renforcer les mĆ©canismes de contrĆ“le et de suivi des fonds destinĆ©s Ć la santĆ© publique pour prĆ©venir toute forme de dĆ©tournement ou de mauvaise gestion Ć l’avenir. Ā« La transparence et lāintĆ©gritĆ© sont au cÅur de notre action pour garantir que chaque franc dĆ©diĆ© Ć la santĆ© de nos concitoyens soit utilisĆ© Ć bon escient, Ā» a conclu le ministre.
La question quāon peut se poser est celle de savoir ce que valent ces dĆ©clarations du Ministre de la SantĆ© publique, lorsquāon considĆØre le passif de son ministĆØre en matiĆØre de gestion. En effet, ce dernier a souvent Ć©tĆ© Ć©pinglĆ© ou mis sous la sellette pour des problĆØmes (appĆ©tence Ć©levĆ© du risque), voire des fautes de gestion, comme en tĆ©moignent les diffĆ©rents rapports des fonds spĆ©ciaux de la Covid-19 de la Chambre des Comptes du Cameroun ou encore le rapport d’audit de 2021 (Figure 3) du Bureau de l’Inspecteur GĆ©nĆ©ral du Fonds mondial.
Figure 3 : Appétence au risque- Audit de la subvention du Fonds mondial au Cameroun
SourceĀ : Rapport du Bureau de lāInspecteur gĆ©nĆ©ral du Fonds mondial
Ces rapports ont mis en lumiĆØre des risques ou des irrĆ©gularitĆ©s significatives dans la gestion des fonds allouĆ©s pour des programmes de santĆ© publique. Par exemple, la Chambre des Comptes a relevĆ© des anomalies dans lāutilisation des fonds spĆ©ciaux destinĆ©s Ć la lutte contre la Covid-19, Ć©voquant des dĆ©penses injustifiĆ©es, des achats douteux et un manque flagrant de transparence dans la gestion des ressources. De plus, le rapport d’audit de 2021 du Bureau de l’Inspecteur GĆ©nĆ©ral du Fonds mondial a rĆ©vĆ©lĆ© des faiblesses structurelles et des pratiques inappropriĆ©es qui ont conduit Ć des pertes financiĆØres considĆ©rables et Ć un impact nĆ©gatif sur les programmes de santĆ©.
Conclusion
La gestion des fonds de santĆ© au Cameroun, telle que rĆ©vĆ©lĆ©e par le rapport du Fonds mondial, met en lumiĆØre des dĆ©fis systĆ©miques nĆ©cessitant des rĆ©formes structurelles et des actions correctives urgentes. Le succĆØs des programmes de santĆ© repose en grande partie sur la bonne gouvernance et l’intĆ©gritĆ© des systĆØmes de gestion. Les autoritĆ©s camerounaises doivent non seulement rĆ©pondre aux attentes du Fonds mondial susmentionnĆ©es mais aussi, par la mĆŖme occasion, dĆ©montrer leur capacitĆ© Ć Ć©viter de futures irrĆ©gularitĆ©s.